#151 – Retour sur les élections en Turquie : analyse et perspectives avec Bayram Balci
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 14 juin 2023
En plateau
Bayram Balci, chercheur au CERI- Sciences Po Paris et ancien directeur de l’Institut français des études anatoliennes à Istanbul (IFEA) de 2017 à 2022.
Contexte
Le 28 mai 2023, à l’issue d’un second tour de scrutin aux élections présidentielles, Recep Tayyib Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat à la tête de l’État turc.
L’opposition, créditée à tort d’une avance dans les sondages d’opinion à la veille du premier tour de scrutin, n’est donc pas parvenue à renverser la donne et mettre fin aux vingt années de pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan. Les électeurs qui se sont massivement rendus aux urnes (87 et 85% de taux de participation) ont confirmé au second tour ce qu’ils avaient déjà signifié lors du premier tour, à la coalition d’opposition dirigée par Kemal Kiliçdaroglu : ils doutaient de sa capacité à gouverner sans blocages, avec efficience, le pays confronté à une grave crise économique, dans un environnement international tendu, souligne le chercheur Bayram Balci.
Si les Turcs ont pensé sanctionner dans les urnes le pouvoir en place pour l’inflation, la récession économique, la gestion calamiteuse des secours après l’effroyable séisme du 6 février dernier, pour le recul des libertés politiques et civiles et avec elles celui de l’État de droit, ils ne l’ont finalement pas fait, faute d’accorder suffisamment de confiance à l’opposition hétéroclite pour restaurer l’État de droit, reconstruire dans les régions sinistrées, et améliorer leur situation économique.
Plus grave encore, note Bayram Balci, l’opposition qui entendait incarner face à une pratique et dérive autoritaires du pouvoir, le retour à la démocratie et à ses valeurs, s’est discréditée dans l’entre-deux-tours en se lançant dans une surenchère nationaliste, xénophobe, vis-à-vis notamment des réfugiés syriens installés en Turquie. Elle s’est décrédibilisée, fragilisant notamment le récit d’une refonte et modernisation du CHP (le parti fondé par Kemal Atatürk), à mettre au crédit de son leader, Kemal Kiliçdaroglu, à la tête du CHP, depuis 13 ans.
Pour la gauche turque dans son ensemble, l’heure est critique. Si elle veut à nouveau compter et peser sur la scène politique, ne doit-elle pas commencer par poser un certain regard critique sur elle-même ? Si le pays est clivé entre pro et anti- Erdoğan, ne convient-il pas aussi de constater que les élites intellectuelles, urbaines, sécularisées qui incarnaient ça et là la Turquie moderne et occidentalisée, le faisaient à l’exclusion de tous les autres citoyens du pays, jusqu’à l’arrivée d’Erdoğan et de l’AKP au pouvoir ? La fracture est-elle réparée ? Sont-elles aujourd’hui moins coupées de l’immense majorité des gens ? L’électorat de l’AKP et d’Erdoğan, se sent-il davantage considéré par elles, vingt ans plus tard, malgré l’usure du pouvoir et ses dérives ?
L’heure du bilan a aussi sonné pour le mouvement national kurde. Ces dernières élections ont montré que le HDP ne joue plus le rôle de troisième force politique qu’il avait récemment acquis. Certes, la répression qui frappe ce parti, ses élus et ses maires y a contribué, mais l’absence de clarification sur des questions ultra sensibles pour la société (et pas seulement pour les forces de sécurité), fait problème. Le clip du PKK pendant la campagne électorale n’a pas facilité la tâche des uns et des autres.
Quelles sont désormais les perspectives face aux défis ? La nomination d’un nouveau gouvernement le 10 juin dernier appelle en tout état de cause un certain nombre d’observations.
Recep Tayyib Erdogan a choisi pour former son gouvernement une équipe de technocrates, libérale sur le plan économique et conservatrice sur le plan sociétal. Il esquive ainsi les reproches faits précédemment d’avoir préféré la loyauté aux compétences. La nomination de Mehmet Simsek, bénéficiant d’une notoriété internationale dans le monde de la finance, au poste de ministre du trésor et des finances, et partisan d’un retour à des politiques orthodoxes pour redresser les finances du pays, est de nature à rassurer les investisseurs étrangers et les marchés. L’enjeu est de taille dans un pays où l’inflation a atteint en 2022, selon les estimations, entre 64 % et 140 %, et où la devise a perdu 78 % de sa valeur face au dollar, depuis 2018. La nomination à la tête de la Banque centrale d’Hafize Gaye Erkan, une ancienne cadre de Goldman Sachs recommandée par Mehmet Simsek, renforce pour l’heure l’hypothèse que ce dernier est l’un des deux piliers de ce nouveau gouvernement.
Hakan Fidan, jusqu’alors chef des renseignements turcs (MIT), nommé au poste de ministre des affaires étrangères en remplacement de Mevlüt Çavusoglu, sera le deuxième pilier du gouvernement. Restée discrète jusqu’ici, cette figure incontournable de l’histoire récente du pays sort aujourd’hui de l’ombre. L’homme est connu pour avoir mené des négociations secrètes, non abouties, avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée, classée terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux). Il a aussi joué un rôle dans la mise en échec de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Sans connaître de revirement majeur, notamment en ce qui concerne les relations avec la Syrie, la politique étrangère de la Turquie s’attachera probablement à réparer les liens avec ses voisins et avec les Occidentaux.
Enfin, dernière observation à propos de la formation de ce gouvernement, la présence de cinq personnalités kurdes, dont le vice-président, fut peu commentée. Ce fait n’est pourtant pas anodin. Il pourrait être un signe de la volonté présidentielle de poursuivre dans la voie initiée par Turgut Ozal et tenter une véritable normalisation des relations avec les Kurdes de Turquie.
À l’oreille
- Mûmin Sarikaya – Yoruldum hayattan (Je suis fatigué par cette vie)
- Aynur Dogan – Dar Hejiroke
- Emel Sayin – Duydumk unutmussun gözlerimin rengini (Il parait que tu as oublié la couleur de mes yeux)
Pour aller plus loin
- Bayram Balci, « Illusoire rapprochement entre Ankara et Damas » in Orient XXI, mai 2023
- Bayram Balci, « Le choix impossible de la Turquie entre l’Ukraine et la Russie », Orient XXI, mars 2022
- Bayram Balci, « La Turquie en Asie centrale : acteurs privés et étatique dans le développement d’une influence islamique turque dans les républiques post-soviétiques » in Revue internationale de politique comparée 2014/1 (Vol. 21), pages 9 à 31.
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°146
ET :
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