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#150 – Luba Jurgenson : lire, écrire, traduire pour penser son temps

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 7 juin 2023


#150 – Luba Jurgenson : lire, écrire, traduire pour penser son temps
Le monde en questions

 
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En plateau

Luba Jurgenson, Vice-présidente de l’association Mémorial-France, écrivain, professeur de littérature russe à Sorbonne-Université au département des études slaves, directrice du Centre Eur’Orbem (cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane). Traductrice de Vassili Grossman (Pour une juste cause et plus récemment Souvenirs et Correspondance, Calmann-Lévy, 2023) elle publie Sortir de chez soi aux éditions La Contre-Allée et Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine aux éditions Verdier.

Contexte

Écrivaine et spécialiste de littérature russe, Luba Jurgenson présente Souvenirs et Correspondance, un recueil de textes inédits de Vassili Grossman (1905-1964) dont elle vient d’achever la traduction. Du même auteur, elle avait précédemment traduit Pour une juste cause, un roman qui restitué dans son intégralité, sans les ciseaux de la censure, grâce à Robert Chandler, le traducteur anglais de Vassili Grossman, forme manifestement avec Vie et Destin un vrai diptyque, les deux volets d’une fresque sur la bataille de Stalingrad. Rappelons que Vie et destin, le roman où l’auteur est au sommet de son art, fut confisqué par le KGB et publié en russe seulement en 1989 à la faveur de la Glasnost.

Qui est Vassili Grossman, cet écrivain de langue russe, né dans une famille juive, à Berditchev, situé en Ukraine, dans la zone de résidence où, de 1791 à 1917, étaient confinés les Juifs qui vivaient dans l’Empire russe ? La mesure prise par l’impératrice Catherine II ne fut abolie qu’avec la Révolution d’Octobre 1917. Cette zone était composée de vingt-cinq provinces incluant l’Ukraine, la Lituanie, la Biélorussie, la Crimée et une partie de la Pologne (qui avait été partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772). Les Juifs étaient déclarés indésirables, en particulier, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et forcés d’habiter dans la « zone de résidence ». Par la suite, ils ont été également expulsés des régions rurales situées à l’intérieur de la « zone » et obligés de vivre seulement dans des shtetls.

Vassili Grossman, qui a vingt-ans en 1925, put donc étudier à Kiev et fréquenter l’Université de Moscou ensuite. Il est d’une certaine façon un produit parfait de la culture soviétique nouvelle, adoubé du reste à ses débuts par Maxime Gorki. Mais, d’emblée, il est en décalage avec le réalisme socialiste et les canons en vigueur dans la littérature soviétique. Le différend s’articule sur la notion de vérité. Vassili Grossman, ingénieur de formation, ayant travaillé dans une mine du Donbass, et partagé le quotidien des ouvriers (le Prolétariat) est bien ou mieux placé que les écrivains qui n’y ont jamais mis les pieds, pour décrire la force de travail des ouvriers. Il décrit concrètement ce qu’il voit et observe, quand d’autres écrivent ce qui doit être, ou est supposé devenir, la vérité de demain. La lecture de Souvenirs et Correspondance illustre sa posture d’écriture. Ce volume retrace en effet les grandes étapes de sa vie et de l’histoire soviétique à travers ses lettres, ses carnets de guerre et le témoignage de Fiodor Guber, son fils adoptif, qui vécut à ses côtés de 1937 à sa mort, en 1964. Luba Jurgenson explique en quoi cet ouvrage inédit, aux échos très actuels, offre une vision personnelle et intimiste du romancier.

Avec ce livre, on entre dans le quotidien de l’écrivain, on découvre les lieux où il a vécu, sa table de travail, ses goûts culinaires, son goût du détail. On apprend par exemple qu’il aimait se promener dans le zoo de Moscou. Dans le récit Tiergarten – paru en 2006, dans Œuvres chez Robert Laffont, – Vassili Grossman décrit la Seconde Guerre mondiale à travers le regard d’un gardien de zoo berlinois. En lisant et traduisant Souvenirs et correspondance, Luba Jurgenson a compris qu’il s’est rendu au zoo de Berlin, en ce mois de mai 1945, parce qu’une promenade au zoo est une chose naturelle chez lui.

Son attention aux détails révèle l’expérience intime qu’il a du travail, de la guerre, de la vie partagée avec les soldats au front. Il parle d’eux plutôt que des généraux. Journaliste et reporter de guerre, il ne pouvait pas ne pas voir et ne pas parler des horreurs de la guerre et de la Shoah, et les désigner par leur nom ou les mentionner pour ce qu’elles sont. Il est ainsi pionnier dans la désignation des violences de masse et exterminatrices. Qu’il s’agisse de parler de la Shoah par balles dont sa mère restée à Berditchev sera victime, de la particularité de la famine en Ukraine, l’Holodomor, de l’extermination des Juifs dans les camps de la mort nazis (Treblinka), mais aussi des répressions staliniennes, du Goulag, des exactions commises par l’armée Rouge dans les pays libérés du nazisme. Il n’y a pas de sujet tabou dans son écriture. Ce qui donne à son œuvre une actualité particulière, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine en février 2024. Lire Grossman aujourd’hui, c’est revisiter, reconnaître les lieux qui subissent les bombardements et les massacres russes. C’est prendre non seulement la mesure de la succession des violences qui ont déferlé sur ces territoires, mais encore apprendre à déjouer le mensonge généralisé et la propagande d’hier et d’aujourd’hui, car il y a quelque chose de subversif dans son écriture cinématographique qui invite le lecteur et témoin de se temps à porter un regard autonome, à penser par soi. L’absence ou la présence d’un objet, suffit à dire ou restituer le contexte violent de l’époque vécue, malgré la censure.

Dans Sortir de chez soi, un très bel essai dans lequel Luba Jurgenson parle de son travail de traductrice, elle pointe un paradoxe. Traditionnellement, on traduit d’une langue étrangère dans sa langue maternelle. Or, le russe est sa langue maternelle dont elle s’exmatrie lorsqu’elle traduit du russe en français, pour s’empatrier dans une autre langue, le français qui au fil du temps est devenue sa langue d’écriture. Mais elle insiste sur l’inachèvement du processus : le roman dont elle vient d’achever la traduction en appelle une autre, une traduction en russe par exemple, car « traduire, c’est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous ». Mais pourquoi traduire et écrire ? Quand on écrit, dit Luba Jurgenson, on invente sa langue. La traduction est en revanche une leçon d’humilité, il faut inventer la langue de l’autre, il faut pour cela sortir de chez soi et se faire passeur. Sortir de chez soi, non pas pour en rapporter quelque chose, mais pour ne jamais revenir. Le traducteur est un lecteur : il n’y pas de texte achevé ou de traduction achevée.

Dans le récit Quand nous nous sommes réveillés, Luba Jurgenson évoque l’effet de sidération provoquée par l’invasion de l’Ukraine dans la nuit du 24 février 2022 : le sentiment pour certains de se réveiller trente ans en arrière et pour d’autres une régression 70 ans en arrière. Le retour de la peur.

Pour elle, qui a quitté Moscou, sa ville natale, en 1975, c’est aussi existentiellement le retour sans détour d’une inquiétude, enfouie peut-être, qui ne l’avait jamais vraiment quittée. Quand est-elle retournée en Russie et en ex-Union soviétique, pour la première fois après l’implosion de cette dernière ? Quand a-t-elle compris à quelques signes avant-coureurs qu’à nouveau elle n’y retournerait pas de sitôt ? Comment son travail sur les violences de masse et la transmission de cette mémoire longtemps occultée, tendait, tend précisément à empêcher que tout cela, que la paix sur le continent européen ne soit qu’une parenthèse.

On ne tourne pas une page de l’histoire comme on peut feuilleter un livre. Sans exhumation du passé, l’avenir reste compromis et avec lui la sortie de la violence et du mensonge.

À l’oreille

  • Piotr Ilitch Tchaïkovski – La Dame de pique (opéra), Acte III air de Lisa chanté par la soprano Mirella Freni
  • Benjamin BrittenWar requiem (J. E. Gardiner, 1993)
  • Dina VernyOdessa (chant du Goulag)

Pour aller plus loin

    • Vassili Grossman, Pour une juste cause, traduction de Luba Jurgenson, l’Age d’homme, 2000 (réédition chez Calmann-Lévy, 2023)
    • Vassili Grossman, Souvenirs et Correspondance, édité par Fiodor Guber, traduction de Luba Jurgenson, préface de Tzvetan Todorov, Calmann-Lévy, 2023
    • Luba Jurgenson, Sortir de chez soi, éditions la Contre-Allée, 2023
    • Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, éditions Verdier, 2023

ET :

  • Radio Cause commune, Le monde en questions, n° 107 et 116


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