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#146 – Élections sous haute tension en Turquie

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 10 mai 2023


#146 – Élections sous haute tension en Turquie
Le monde en questions

 
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En plateau

Anne Andlauer, correspondante permanente pour de nombreux médias (Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir), en Turquie où elle vit depuis douze ans et réalise des reportages depuis quinze ans, a publié La Turquie d’Erdoğan aux éditions du Rocher (2022).

Contexte

L’élection présidentielle et les élections législatives se déroulaient en même temps le dimanche 14 mai 2023 en Turquie. Anne Andlaurer, correspondante permanente à Istanbul pour de nombreux médias européens, et qui a couvert plusieurs campagnes électorales dans ce pays, est frappée cette fois par la hauteur des enjeux dont a parfaitement conscience l’immense majorité des 64 millions d’électeurs et d’électrices (dont plus de 5 millions de primo-votants) appelés à élire au suffrage universel leur président et leurs députés dans un pays de 85 millions d’habitants. Quel que soit le candidat à la présidentielle élu, dès le premier tour au soir du 14 mai, ou au second tour le 28 mai prochain, il y a une conscience très forte qu’il s’agit d’un tournant et que c’est l’avenir du pays qui est en train de se jouer avec ce scrutin présidentiel.

Quels sont les candidats en présence ?

Parmi les quatre, puis désormais trois candidats en lice, après le retrait à 3 jours du scrutin de Muharrem Ince, deux dominent les sondages. D’un côté, le président sortant, Recep Tayyip Erdoğan, qui aligne les mandats depuis 2003, d’abord en tant que Premier ministre, puis comme président depuis 2014 et l’instauration du suffrage universel direct pour l’élection présidentielle. Ce conservateur religieux et nationaliste, à la tête du Parti de la justice et du développement (AKP), a opéré un virage autoritaire au fil des années. Il a réduit les droits des femmes, la liberté de la presse, répondu par la violence aux mouvements contestataires (Gezi) et, après avoir initié des négociations secrètes avec le PKK, en vue de trouver un règlement à la question des Kurdes en Turquie, il mène une répression dans les régions kurdes du pays, interdit ou menace d’interdire des formations politiques, emprisonne les dirigeants et les députés kurdes. Pour cette élection, Erdoğan fait alliance avec le MHP, un parti nationaliste d’extrême droite sans lequel il n’avait pas de majorité absolue à l’Assemblée depuis 2015, et forment ensemble l’Alliance populaire.
Son principal opposant est le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, président du Parti républicain du peuple (CHP). Il est à la tête d’une coalition inédite de six partis, nommée la “Table des six” (ou Alliance de la nation), qui réunit, en un surprenant attelage, à la fois des conservateurs et des libéraux, des islamistes et des laïcs, des nationalistes et des pro-Européens. Kemal Kiliçdaroglu, qui a entrepris depuis treize ans la modernisation du parti fondé par Kemal Atatürk, et se définit comme “la force tranquille”, en clin d’œil au slogan de l’ancien président français François Mitterrand, promet un virage démocratique en cas de victoire. Alévi, une minorité religieuse victime de discriminations en Turquie, il promet de mettre fin aux “disputes confessionnelles qui ont fait souffrir” le pays, à majorité sunnite. Durant ses meetings de campagne, il n’était jamais seul mais accompagné de membres de sa coalition. Il a promis de ne pas diriger seul s’il est élu président, de nommer plusieurs vice-présidents à ses côtés, dont le maire d’Istanbul, Ikrem Imamoglu, prône la réconciliation pour mettre fin à la polarisation extrême du pays et s’est engagé à libérer Salahettin Demirtaş, président du HDP emprisonné depuis 2016, conformément à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Sa promesse d’apaiser un pays fortement clivé transforme-t-elle pour autant le scrutin en un référendum pour ou contre Erdoğan ?

Le dernier candidat en lice est l’ancien député d’extrême droite (MHP) Sinan Ogan, qui dirige une coalition de cinq groupes ultranationalistes, dénommée Alliance des ancêtres.

En effet, jusqu’à jeudi 11 mai, Muharrem Ince, instituteur de 59 ans, était dans la course à la présidence. Mais à trois jours du scrutin, il a annoncé le retrait de sa candidature. Une décision justifiée par la peur de voir l’opposition “rejeter toute la faute sur lui” si elle venait à perdre. Autrefois candidat du CHP, il portait cette fois-ci les couleurs de son propre mouvement, le Parti de la nation (Memleket).

Malgré une campagne inéquitable où le président en fonction et bon nombre de ses ministres, candidats aux élections législatives à un seul tour, ont utilisé tous les moyens et facilités à leur disposition pour mener campagne, les instituts de sondage sérieux prévoyaient un scrutin très serré et une légère avance au candidat de l’opposition. Pour la première fois depuis 20 ans qu’il est au pouvoir, la victoire d’Erdoğan n’est donc pas assurée. Pour la première fois depuis 2014 un second tour pourrait avoir lieu. La situation économique du pays qui s’est fortement dégradée avec une inflation record pesant sur son électorat populaire peut jouer en sa défaveur. Les violents séismes du 6 février dernier en Turquie et en Syrie, avec ce qu’ils ont révélé depuis les lenteurs des secours dans les provinces touchées et la corruption endémique ayant pour conséquence le non-respect des normes antisismiques dans des régions à risque, ont fait douté une partie de son électorat des performances de son leader. Pourtant, l’actuel président a perdu beaucoup moins de sa popularité et assise électorale que prévu par certains analystes.

Le parti HDP (qui avait fait un score de 10% aux dernières législatives), en crise depuis l’emprisonnement de son président, n’a pas présenté de candidat et soutient le candidat Kemal Kiliçdaroglu.

Quel rôle joue la politique étrangère dans ce scrutin ? L’actuel président est crédité d’avoir durant ces 20 années de pouvoir affirmé la puissance géopolitique de la Turquie, membre de l’OTAN, mais jouant sa partition, en bloquant l’adhésion de la Suède à l’OTAN ou achetant des missiles à la Russie, en discutant avec Poutine et vendant ses drones Bayraktar à l’Ukraine, en condamnant l’agression russe, mais n’appliquant pas les sanctions internationales contre la Russie, en intervenant en Syrie. L’actuel président sera-t-il considéré par les électeurs comme celui qui fait respecter la Turquie sur la scène internationale, ou bien son challenger, Kemal Kiliçdaroglu sera-t-il plus convaincant en promettant un jeu moins disruptif dans les relations internationales, plus prévisible, tout en annonçant qu’il renverrait chez eux les réfugiés syriens de moins en moins tolérés en Turquie ?

Enfin, quel que soit le résultat, sera-t-il accepté par les candidats et leur électorat respectifs ou bien fera-t-il l’objet d’une contestation ? Erdoğan reconnaîtra-t-il sa défaite ? L’opposition reconnaitra-t-elle sa défaite, elle qui a été échaudée lors de l’annulation de l’élection du maire d’Istanbul Ikrem Imamoglu qui parvint néanmoins à l’emporter dans un nouveau scrutin mettant fin au long règne de l’AKP sur la ville ? Quel sera le nouveau visage de l’Assemblée au lendemain des législative dans un pays dont la Constitution a été modifiée en 2017 par Erdoğan en faveur d’un régime présidentiel ?

Pour la première fois, depuis 2014, il y aura un second tour à l’élection présidentielle, qui opposera le 28 mai Erdoğan et Kiliçdaroglu. L’AKP et le MHP ont d’ores et déjà la majorité parlementaire et Erdoğan une avance confortable. Si le premier tour s’est déroulé sans incident notable et avec une très forte participation, dans quelles conditions se déroulera la campagne pour le second tour ? Sur qui se reporteront les 5,3 % des voix accordés à Sinan Ogan ? Évitera-t-on la polarisation sur la question des 3,6 millions de réfugiés syriens et surtout sur la question kurde (et notamment l’exclusion du HDP du système politique turc) ? L’alliance des six qui avait reçu au premier tour le soutien du HDP, et qui ne peut pas s’en priver au second tour ni se priver d’un report de voix des électeurs de Sinan Ogan, déçue par son score, peut-elle imploser du fait de cette polarisation du débat ? Les deux candidats qui s’affronteront lors du second tour, Recep Tayyip Erdoğan et Kemal Kiliçdaroglu, seront-ils en mesure d’imposer d’autres thèmes de campagne que ceux de Sinan Ogan ? Que signifie la montée de l’extrême droite nationaliste qui traverse tous les courants politiques présente dans les alliances de tous les candidats?

À l’oreille

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