#67 – La fabrication de l’ennemi : l’Oscar du meilleur acteur décerné à Hollywood !
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 3 mai 2021
En plateau (virtuel)
Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, spécialiste des questions géopolitiques, auteur notamment de Hollywood, arme de propagande massive (éditions Robert Laffont, 2018) et La Fabrication de l’ennemi (éditions Robert Laffont, 2011).
Contexte
Force est de constater que la fin de la guerre froide ne nous a pas privés « d’ennemis ». Elle n’a signifié ni la fin de l’histoire et la disparition des conflits, ni celle d’une représentation conflictuelle du monde. Choc des civilisations, axe du mal, guerre contre le terrorisme, sont autant d’expressions post-guerre froide attestant des efforts de la pensée stratégique pour rechercher et détecter l’ennemi, avec le goût des formules chocs. La troisième édition du Dictionnaire des mondes rebelles parue aux éditions Michalon en 2001, recensait quelque 400 crises internationales. Dix d’entre elles seulement ont structuré la pensée stratégique occidentale. Comment s’élabore cette « short list » ?
C’est la question pertinente que pose Pierre Conesa. Certes, on conçoit aisément que toutes les crises ne constituent pas simultanément des dangers graves et de même intensité. De même, la fin de la confrontation Est/Ouest a eu pour conséquence de relativiser l’importance de certains foyers de crise qu’aucun camp autrefois ne voulait ou pouvait se permettre de négliger. Néanmoins, selon quels processus s’opère, in fine, la sélection des questions qui seront considérées comme les plus graves, les plus menaçantes, et sur lesquelles l’attention des media, et par voie de conséquence celle de l’opinion, se portera ? Comment passe-t-on de 400 à 10 ? Par quel filtre obtient-on les dix dangers considérés comme graves et imminents et désormais perçus comme tels ? Analyse purement rationnelle, bon sens, affects, idéologie, lobbying ? L’ennemi se fabrique-t-il ? Sa perception résulte-t-elle d’un processus de fabrication idéologique et intellectuel dans lequel interviennent différents acteurs, dont l’implication répond à des enjeux pouvant différer de ceux de la connaissance ou de l’analyse supposés contribuer à la prise de décision politique ?
Le cinéma américain offre un exemple intéressant illustrant ce qu’est le processus de fabrication de l’ennemi. Dans Hollywar. Hollywood, arme de propagande massive, Pierre Conesa souligne la fonction stratégique qu’il occupe dans la formation de l’identité méfiante des Etats-Unis vis-à-vis de l’Autre. Hollywood n’est pas seulement une usine à fabriquer des rêves, c’est aussi une redoutable machine à fabriquer des méchants. A chaque époque, sa cible et son ennemi. Le Noir, le Rouge, le Jaune. Quand l’ennemi est blanc, il est espion, nazi. Le communiste menace, quant à lui, le pays de l’intérieur et de l’extérieur. Le Frenchie est une incarnation de la figure du méchant depuis la deuxième guerre du Golfe et le refus du Président Chirac d’y engager l’armée française.
Sans oublier celle de l’Arabo-Irano-terroristo-musulman, dans la version post-11 septembre de l’ennemi planétaire.
Nous avons en Europe une connaissance biaisée du cinéma américain et de sa force de propagande, car ne nous parviennent que les meilleurs films américains, l’œuvre le plus souvent de producteurs indépendants ou d’acteurs finançant par leurs propres moyens cinéma d’auteur. Ainsi Le Dictateur est-il le seul film critique vis-à-vis de l’Allemagne nazie, jusqu’à Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis contre Hitler. Financé par Charlie Chaplin et non par Hollywood qui ne voulait pas se priver du marché de l’Allemagne, son principal client et acheteur de films. Or, note Pierre Conesa, ce ne sont pas les œuvres de quelques cinéastes indépendants qui ont forgé ou forgent majoritairement l’opinion publique américaine. Ainsi, les 2700 westerns de série B, produits sur 20 ans, ont davantage contribué à forger la mémoire collective américaine que les trente excellents films sur les massacres d’Indiens. Il en va de même des 540 films sur les Mexicains, la centaine sur les Chinois, ou les 300 sur les musulmans. Plus que les chefs d’œuvre, c’est le nombre considérable de films médiocres véhiculant une image négative de l’Autre présenté sous les traits d’un ennemi, qui façonne l’opinion américaine et sa bonne conscience. Ce cinéma de masse joue un rôle essentiel dans la conscience collective américaine et dans le récit national américain dont il se fait le porte-parole ou l’interprète. Il construit des stéréotypes, faisant peu de cas de l’histoire et du travail des historiens, renouvelle de façon continue le type de menaces nouvelles pesant sur l’identité blanche, le mode de vie américain, la civilisation ou la planète, que, pour notre plus grand bonheur, les super héros américains, seuls contre tous, viennent combattre : tout cela au premier degré, sans accès possible à un deuxième et troisième degrés ! En ce sens, Hollywood n’est pas seulement une composante grandiose du soft power américain, c’est aussi une arme de propagande massive, notamment dans ses productions de bas de gamme à usage interne.
À l’oreille
- Partisans italiens – Bella Ciao
- Giuseppe Verdi – Celeste Aïda, in Aïda,Acte I
- Mozart – La Reine de la nuit in La flûte enchantée, Acte II
Pour aller plus loin
- Pierre Conesa, La Fabrication de l’ennemi, Robert Laffont, 2011
- Pierre Conesa, Hollywood, arme de propagande massive, éditions Robert Laffont, 2018
ET :
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°12
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