#61 – Voyage au cœur des ténèbres
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 22 mars 2021
En plateau :
Patrick de Saint-Exupéry, journaliste, lauréat du Prix Albert Londres et du Prix Bayeux des correspondants de guerre, cofondateur de la revue XXI dont il fut rédacteur en chef pendant dix ans, publie La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, aux éditions Les Arènes.
Contexte :
Patrick de Saint-Exupéry, longtemps grand reporter au Figaro, était au Rwanda au début des années 1990, avant, pendant et après le génocide des Tutsi qui, d’avril à juin 1994, fit plus de 800 000 victimes. Témoin oculaire de ce crime contre l’humanité, imprescriptible et sanctionné par le droit international depuis l’entrée en vigueur de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, il n’a cessé depuis 27 ans de s’interroger et d’interroger autour de lui, de se documenter sur ce crime inouï, commis à la fin du XXème siècle, et qualifié de « génocide sous sa forme la plus pure » par l’historien Raul Hilberg. Ses enquêtes et ses livres ont contribué à faire émerger comme incontournable et inéluctable, la question de la responsabilité de l’État français.
Ce dernier soutenait en effet alors politiquement, diplomatiquement, financièrement et militairement le régime Hutu qui a planifié, organisé et mis à exécution le projet d’extermination des Tutsi au Rwanda.
Pour mémoire, ce pays d’Afrique de l’Est n’a jamais été une colonie française et aucun accord de défense ne liait les deux pays.
Lors du dix-huitième sommet France-Afrique qui s’est tenu à Biarritz du 7 au 8 novembre 1994, en présence de Mobutu, le président François Mitterrand valide publiquement la doctrine officielle de l’Élysée, dénonçant comme une vision manichéenne de l’histoire la distinction entre victimes d’un côté et bourreaux de l’autre : si génocide il y a bien eu, duquel parle-t-on ? C’était à ne plus rien y comprendre.
La confusion et le doute jetés permirent au déni, au discours niant le génocide, de prospérer et se répandre. Sur la base d’un mensonge, la détention de la boîte noire de l’avion par un militaire français, on accusa d’abord les troupes du FPR de Paul Kagame d’être à l’origine du tir de missiles qui abattit l’avion présidentiel de Juvénal Habyarimana, attentat au lendemain duquel débuta l’extermination des Tutsi. Puis, surgit quelques années plus tard la théorie dite du double génocide : au génocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda aurait succédé deux ans plus tard celui des Hutu en République démocratique du Congo ( appelée le Zaïre à l’époque). Subtile, perverse, elle ne nie pas le génocide de 1994, mais le relativise par ce qui se serait produit en 1996. Le poison du déni continue d’être savamment distillé.
Car de quoi parle-t-on en voulant créer un effet de miroir entre 1994 et 1996, deux dates qu’on tente de rapprocher au forceps en les mettant sur le même plan, suggérant ainsi une ressemblance et des rapports de même nature ? De génocide ? de guerre ? de violences interethniques ? Que s’est-il vraiment passé en 1996 ?
Patrick de Saint-Exupéry décide de se lancer dans une enquête de terrain qui le conduit dans un long périple qui part de Kigali, capitale du Rwanda, à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, en traversant l’immense forêt équatoriale congolaise. Il fait son travail de journaliste. Car si la théorie du double génocide bénéficie de relais importants en France, en Europe et en Afrique, personne avant lui ne s’est donné la peine d’aller enquêter de l’autre côté de la frontière rwandaise. Il voyage à pied, à dos de motocyclette, en bateau sur le fleuve Congo.
Il se rend à Goma, Kivu, Walikale, Tingi Tingi, Kisangani, le couloir de la mort, Mbandaka. Il cherche la vérité. Il interroge des témoins et les cite. Dans son sac à dos, le rapport Mapping sur le Congo publié en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, et consacré aux atteintes aux droits de l’homme dans le pays entre 1993 et 2003. Seul un quart des événements recensés dans ce rapport concerne la période sur laquelle se concentrent les recherches de Patrick de Saint-Exupéry, mais il est capital pour plusieurs raisons. Il est brandi depuis sa parution comme une pièce à conviction majeure dans le dispositif des théoriciens du double génocide.
Or, les noms des auteurs du rapport ne sont pas cités, les auteurs des témoignages mentionnés pas davantage. Difficile de vérifier les sources dans ces conditions. En outre, l’écriture elle-même du rapport est biaisée. Elle parle de la guerre qui oppose au Zaïre les rebelles congolais de Kabila, soutenus par les troupes rwandaises de Kigali, aux troupes de Mobutu qui sont quant à elles soutenues par les responsables politiques, militaires, miliciens Hutus qui contrôlent une zone du territoire zaïrois, depuis leur fuite du Rwanda, en juillet 1994. Les auteurs du rapport Mapping parle de cette guerre en la décrivant non pas comme une guerre (avec ses violences, ses horreurs, ses massacres, ses crimes de guerre) mais comme un génocide : « Waterloo avec les mots d’Auschwitz ». La rédaction du rapport ne pose-t-elle pas problème ? N’oriente-t-elle pas la lecture des événements ? Quelle est la pertinence de l’analyse ? Et la formulation d’une hypothèse dispense-t-elle de tout processus de validation ?
Dans les camps installés à la frontière du Rwanda depuis la mi-juillet 1994, où les responsables politiques et militaires du régime hutu génocidaire ont emmené avec eux armes et richesses du pays, ainsi que deux millions de personnes, s’est construit en deux ans un « Hutuland », un État dans un État au sein du Zaïre (RDC). Sur ordre, les criminels génocidaires ne sont pas arrêtés durant l’opération Turquoise, mais bénéficient de la protection et assistance de Mobutu à la tête depuis 30 ans d’un État désormais failli.
Dans ces camps où responsables génocidaires et civils bénéficient tous au même titre du statut de réfugiés, où afflue l’aide humanitaire internationale, tandis que le véto français empêche tout versement d’une aide à la reconstruction au Rwanda, dans ces camps où les épidémies font de nombreuses victimes, la haine des Tutsi est entretenue dans un climat de violence et de revanche paroxystique, propageant alentour « le goût de tuer », diront des témoins congolais de cette époque. En 1996, ces camps qui échappent au contrôle des ONG, sont démantelés et les réfugiés invités à rentrer au Rwanda. 700 000 d’entre eux le feront. Un noyau dur refusera de le faire et prendra la responsabilité de conduire sous son commandement 200 000 personnes, armées pour la plupart, qui s’enfonceront dans la forêt congolaise dans des conditions extrêmement difficiles. Ils mourront pour beaucoup de faim et d’épuisement.
C’est bien une guerre qui opposa les troupes de Mobutu et ses alliés Hutu aux rebelles congolais qui prendront le pouvoir à Kinshasa, en empêchant, avec leurs alliés de Kigali, les camps de réfugiés du « Hutuland » de servir de base arrière. Une guerre qui s’est accompagnée de violents combats, mais aussi de massacres. Il y a eu des crimes de guerre. Cela n’est cependant pas un génocide. Aucune équivalence ne peut être posée entre les deux termes. Un crime de guerre n’est pas un crime contre l’humanité, lequel se définit d’abord par son intention d’exterminer totalement un groupe d’individus en raison précisément de l’appartenance de ces derniers à ce groupe ciblé en tant que tel en raison de son ethnie, sa religion, etc. Il n’y a jamais eu d’intention d’exterminer les Hutu en 1996, pas de projet génocidaire à leur encontre. Kigali demandait leur retour et lançait un programme de réconciliation nationale et de lutte contre l’idéologie génocidaire.
A l’heure où les démocraties s’inquiètent des fake news, de la désinformation à l’ère du numérique, du succès des théories du complot, de ladite post-vérité ou vérité alternative, on aurait sans doute beaucoup à apprendre en étudiant davantage comment se met en place et fonctionne la mécanique du discours négationniste, consubstantiel à tout projet génocidaire, lequel comprend la fabrication d’un discours visant à le nier.
À l’oreille :
- Gaël Faye – Respire
- Mark Bernes – Журавли
- Bernarda Fink, Marcos Fink, Carmen Piazzani – Canciones Argentinas
Pour aller plus loin :
- Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, Les Arènes, 2021
- Patrick de Saint-Exupéry, La Fantaisie des dieux, Rwanda 1994, avec Hippolyte, Les Arènes BD, 2014
- Patrick de Saint-Exupéry, Complices de l’inavouable. La France au Rwanda, Les Arènes, 2009
- Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable. La France au Rwanda, Les Arènes, 2004
ET :
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°29 (avec Marcel Kabanda et Beata Umubyeyi Mairesse )
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°32 (avec Marcel Kabanda et Jean-François Dupaquier)
Sauf mention contraire et autres licences applicables cette œuvre sonore de Cause Commune est mise à disposition selon les termes de la
Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.