#116 – Luba Jurgenson sur les sentiers de Varlam Chalamov
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 27 avril 2022
En plateau
Luba Jurgenson, Vice-présidente de l’association Mémorial-France, écrivain, professeur de littérature russe à Sorbonne-Université au département des études slaves, directrice du Centre de recherche Eur’Orbem (cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane), publie Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov aux éditions Verdier.
Contexte
Grande lectrice et spécialiste de Varlam Chalamov, Luba Jurgenson signe un remarquable essai Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov. Elle nous invite à cheminer en compagnie de cette immense figure de la littérature russe dont la prose et la poésie n’ont pas seulement marqué l’universitaire qu’elle est, mais ont encore bouleversé sa propre écriture romanesque. En parallèle, paraissent Souvenirs de la Kolyma de Varlam Chalamov aux éditions Verdier, lesquelles poursuivent ainsi leur projet de publier l’intégralité des œuvres de cet écrivain.
Qui est donc Varlam Chalamov (1907 -1982) ? Fils d’un ecclésiastique, il est né à Vologda, une ville de relégation et de transit vers les lieux d’enfermement situés plus au Nord et à l’Est de la Russie, par laquelle pratiquement tous les opposants politiques au régime tsariste sont passés jusqu’à la Révolution d’Octobre 1917. Il participe à l’effervescence des premiers temps de la Révolution à Moscou, mais il est arrêté en 1929 et condamné à trois ans de camp pour diffusion du Testament de Lénine. Il est de nouveau arrêté en 1937, cette fois durant les purges staliniennes, et condamné à 5 ans de bagne, pour activité contre-révolutionnaire trotskiste, envoyé dans la Kolyma, cette région à l’extrême Est de la Russie, au-dessus du cercle polaire, intitulée « le pays de la mort blanche », où les prisonniers travaillant 16h par jour par moins 50, parfois moins 60 degrés, constituent la main d’œuvre gratuite asservie au développement industriel de la région. Il survit miraculeusement, mais est de nouveau condamné à dix ans de camp pour avoir dit d’Ivan Bounine, prix Nobel, exilé, que c’était un grand écrivain de la littérature russe. Hospitalisé, il parvient à bénéficier d’une formation d’aide-soignant et d’aide-médecin qui lui évite les conditions inhumaines du travail dans les mines aurifères, et lui permet de moins souffrir du froid et d’avoir moins faim. C’est alors seulement qu’il commence à écrire des poèmes d’abord puis des courts récits.
Il a 46 ans quand il est libéré après avoir passé vingt ans dans les camps. C’est un débutant en littérature, mais c’est là peut-être aussi sa chance dans un certain sens, souligne Luba Jurgenson. Car il a échappé au formatage des esprits soumis au strict respect du réalisme soviétique en art. Le seul bagage littéraire de Varlam Chalamov remonte au futurisme et à sa postérité, à la fin des années 1920. Ce qu’il éprouve, à son retour de la Kolyma, c’est précisément son absence de place en littérature, constat dont il fera le point originel et fondateur de son écriture. Il écrira à partir de cette absence de place, comprenant que la Kolyma est et sera le terrain et le terreau de son œuvre poétique. Son style est marqué par la fulgurance, qu’on retrouve aussi bien dans ses poèmes que dans sa prose : il s’agit de fragments, d’histoires courtes, où il est question de faim, de froid, de travail dans les mines, de truands, de marchands et de la pègre qui assure la police des camps et exerce pour ainsi dire un droit de vie et de mort sur les autres détenus.
Varlam Chalamov se fait l’inventeur d’une prose nouvelle, qui dira sans détour les choses. A ses yeux le roman est mort. Il appartient au passé. D’où le travail de sape auquel procède son écriture : aux antipodes de la construction romanesque ou chronologique qui trahit, travestit ou embellit. Comme s’il n’y avait ni césure ni fêlure ni solution de continuité. Sur la neige, le récit placé par Chalamov en tête de son grand œuvre, est à lire, précise Luba Jurgenson, comme un manifeste littéraire dans lequel « la nouveauté radicale de son travail littéraire est évoqué par l’image d’une trace déposée sur un terrain vierge et qui peut devenir une route. Le découvreur, l’explorateur s’est transformé en sapeur qui détruit les fortifications ennemies – les normes esthétiques en vigueur : il n’ouvre ce nouveau chemin qu’au prix de sa vie, et pour le refermer aussitôt ».
Pour Chalamov, le camp est une expérience entièrement négative et se distingue en cela de la prison. Pour Soljenitsyne, de dix ans plus jeune que lui et qui n’a pas d’expérience contestataire à son arrivée au Goulag, le camp et la souffrance qui y est endurée peuvent être rédemptrices. L’écriture de Chalamov dans sa recherche d’authenticité tente d’approcher au plus la désintégration du sujet, la rupture, la fracture du « sujet qui se manque à lui-même ».
À l’oreille
- Chant de bagnards sur les paroles d’Alexeï Tolstoï (1854)
- Alexandre Galitch – Les nuages, une chanson sur la Kolyma (1962)
- Dina Vierny – Le Port de Vanino, une chanson de truands
Pour aller plus loin
- Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov, éditions Verdier, 2022
- Luba Jurgenson, Le Goulag. Témoignages et archives, avec Nicolas Werth, anthologie, Bouquins, Laffont, 2017
- Luba Jurgenson, Au lieu du péril. Récit d’une vie entre deux langues, 2014
- Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? essai, éditions du Rocher, 2003
- Luba Jurgenson, Tolstoï, essai, Pygmalion, 1998
- Luba Jurgenson, Education nocturne, roman, Albin Michel, 1994
- Luba Jurgenson, Le soldat de papier, roman, Albin Michel, 1989
- Luba Jurgenson, L’Autre, Albin Michel, 1984
ET :
- Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma. Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton. Appareil critique par Luba Jurgenson. Editions Verdier, collection « Slovo ».
- Radio cause commune, Le monde en questions, n°107
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