#15 – Le Moyen Orient
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 16 décembre 2019
Invité :
Spécialiste du Moyen Orient, de la Turquie et de la question kurde, l’historien et politologue Hamit Bozarslan est Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS).
Contexte :
L’année 1979 marque une série de ruptures au Moyen-Orient. En février, la Révolution iranienne renverse le régime du Shah pour instaurer une République islamique et conservatrice qui ne cessera de gagner en influence et en emprise dans la région durant les décennies suivantes. En mars, la signature du Traité de paix israélo-égyptien (faisant suite à la visite historique d’Anouar el-Sadate à Jérusalem, à la signature des accords de Camp David, au prix Nobel de la Paix décerné conjointement à Menahem Begin et Sadate) met fin à l’unité revendiquée du monde arabe face à l’État d’Israël.
En novembre, la prise de la Grande Mosquée du Caire par des fondamentalistes islamistes inaugure un cycle de violences qui se prolongera dans les guerres des années 80, la guerre civile algérienne des années 90, les attentats du 11 septembre 2001, et jusqu’à nos jours avec Al-Qaïda et l’État islamique. Enfin, en décembre, l’invasion soviétique de l’Afghanistan met fin à la représentation tiers-mondiste selon laquelle seuls les États-Unis sont une puissance impérialiste.
L’impact et les conséquences de cette quadruple rupture n’ont cessé de peser sur la reconfiguration des rapports de force au Moyen-Orient d’où désormais toute contestation de gauche a disparu. En 1979, les divers mouvements de gauche, jadis actifs et concurrentiels, sont défaits, victimes de la répression d’États autoritaires et coercitifs, victimes aussi de leurs propres erreurs.
Depuis quatre décennies, on assiste au Moyen-Orient à un renforcement de la confessionnalisation, à une cartellisation du pouvoir et une prolifération des milices. Ces processus ont affaibli les États, nés de la chute de l’Empire ottoman, au lendemain de la Première guerre mondiale. Les sociétés à leur tour se désagrègent sous la poussée des logiques de confessionnalisation et de fragmentation du territoire.
Comment analyser les mouvements de contestation sociale et de protestation pacifique qui secouent le Moyen-Orient actuellement ?
Ils attestent, chacun dans leur spécificité, d’une forte demande démocratique. Et il n’est pas inutile dans un souci de compréhension de mobiliser à leur sujet les réflexions du philosophe Claude Lefort, sur l’invention et l’indétermination démocratiques.
Critiquant la corruption, l’incurie des autorités publiques et l’injustice sociale qu’elles génèrent, ces mouvements de protestation attestent aussi de la volonté de sortir de la violence, de redonner du sens à leur indépendance et projet de société, de ne plus être l’otage d’ingérences extérieures ou de rivalités entre puissances étrangères, régionales ou non.
C’est dans ce contexte qu’intervient la revendication d’une citoyenneté transcendant les communautarismes et la critique d’un modèle étatique reposant sur des allégeances religieuses et confessionnelles, causant un blocage politique et institutionnel, empêchant l’émergence de toute alternance.
Autre caractéristique de ces mouvements de contestation : la forte présence et participation des femmes, sans lesquelles il ne saurait y avoir de changement démocratique dans de la région.
S’agissant de la Turquie, connaissant une dérive autoritaire, répressive et déstabilisante, depuis quelques années, des processus de cartellisation ou de miliciarisation sont-ils aussi à l’œuvre ? Depuis la fin de l’Empire ottoman et la création de la République de Turquie, comment comprendre la succession ou la concurrence de périodes violentes et de périodes de transformation démocratique contrariées ou avortées ? Comment expliquer que le projet d’une citoyenneté inclusive ait échoué à plusieurs reprises, tout en persistant sous forme d’aspiration ? Des tendances longues, contradictoires ou non, sont-elles repérables depuis la Révolution Jeune-turque ?
S’agissant de la question kurde en Turquie, et celle de la représentation de l’autre en politique, comment comprendre le revirement d’un pouvoir entamant au plus haut niveau des négociations avec le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) – afin de mettre fin à 40 ans de guerre civile ravageant le Sud-Est anatolien, habité majoritairement par des Kurdes – puis, après la rupture de ces mêmes négociations, se lançant dans la destruction des villes kurdes, l’arrestation des maires kurdes, dont le député Selahattin Demirtaş, président du parti démocratique des peuples (HDP) et candidat à l’élection présidentielle de 2018 ?
Quelles sont les conséquences de l’offensive militaire turque dans le Nord-est syrien contre les forces militaires kurdes, lesquelles jouèrent un rôle déterminant dans la lutte contre l’État islamique aux côtés de la coalition occidentale ?
Quel avenir et quel espoir pour les Kurdes répartis sur quatre États (Turquie, Syrie, Irak, Iran) ?
À l’oreille :
- Ahmet Kaya – Aglama Annem
- Chant traditionnel kurde : Aynur Doğan – Ahmedo
Pour aller plus loin :
- Hamit Bozarslan, Crise, violence, dé-civilisation : essai sur les angles morts de la cité, CNRS éditions, 2019
- Hamit Bozarslan, Marges du pouvoir dans l’espace (post-)ottoman, XIXème et XXème siècle, Karthala, 2018
- Hamit Bozarslan, Vincent Duclerc, Raymond H. Kévorkian, Comprendre le génocide arménien, de 1915 à nos jours, éditions Tallandier, 2016
- Hamit Bozarslan, Révolution et état de violence, 2011-2015, CNRS éditions, 2015
- Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie : de l’Empire à nos jours, Tallandier, 2013 et Poche, 2015
- Hamit Bozarsan, Le luxe et la violence, Domination et contestation chez Ibn Khaldûn, CNRS éditions, 2014
- Hamit Bozarslan, Gilles Bataillon, Christophe Jaffrelot, Passions révolutionnaires – Amérique latine, Moyen-Orient, Inde, éditions de l’EHESS, 2011
- Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2009
- Hamit Bozarslan, Histoire de la violence au Moyen-Orient, de la fin de l’Empire ottoman à Al-Qaïda, Paris, La Découverte, 2008
- Hamit Bozarslan, La question kurde, brasier oublié du Moyen-Orient, éditions Autrement, 2009
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