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#147 – Immigration : le grand déni

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 17 mai 2023


#147 – Immigration : le grand déni
Le monde en questions

 
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En plateau

François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, titulaire depuis 2017 de la chaire « Migrations et Sociétés ». A la tête de l’Institut Convergences Migrations, après avoir dirigé, pendant 10 ans, l’Institut national d’études démographiques (INED), il a co-dirigé la 4ème édition de Controlling immigration. A comparative perspective (Stanford, 2022) et publie Immigration : le grand déni aux éditions du Seuil.

Contexte

C’est tout d’abord sur un étrange paradoxe que François Héran, spécialiste notamment des questions migratoires et du droit d’asile, appelle notre attention. Ceux qui s’imaginent que la France ferait face à un « tsunami » migratoire, par la faute des politiques, de l’Union européenne ou des juges, sont également convaincus que la migration est une anomalie dont la France pourrait se passer. Qu’en est-il ?

Tout d’abord, de 2000 à 2020, selon les compilations de l’ONU, la part des immigrés dans la population mondiale a progressé de 62 %. Cette augmentation concerne aussi le continent européen (+ 60 %). Les régions d’Europe qui ont connu les plus fortes hausses relatives de populations immigrées depuis l’an 2000 sont l’Europe du Sud (+ 181 %), les pays nordiques (+ 121 %), le Royaume-Uni et l’Irlande (+ 100 %), l’Allemagne et l’Autriche (+ 75 %), suivies du reste de l’Europe de l’Ouest (hors la France) : + 58 %. En revanche, la hausse est faible en Europe centrale ex-communiste (+ 12 %). Dans ce tableau européen, la France occupe une position très inférieure à la moyenne : + 36 % d’immigrés en l’espace de vingt ans (avec ou sans l’outre-mer). Les immigrés représentent aujourd’hui chez nous 10,3 % de la population, selon l’Insee. La hausse a démarré en 2000, après la longue stagnation des années 1974-1999. On constate donc bien en France une évolution de l’immigration. Celle-ci est inscrite dans une dynamique mondiale qu’aucun président de la République n’a pu ni contrecarrer ni inverser.

Ensuite, en 2021, les préfectures ont délivré 272 000 premiers titres de séjour à des étrangers hors Union européenne. Si l’on enlève la migration saisonnière, cela fait 265 000, soit 0,4 % de population supplémentaire, dont il faut défalquer les départs et les décès. Nous sommes là encore sous la moyenne européenne et sous la moyenne de l’OCDE. Même chose pour les demandes d’asile : de 2014 à 2020, l’Union européenne élargie en a enregistré 5,6 millions. C’est impressionnant à première vue, mais pour un ensemble de 524 millions d’habitants, cela augmente la population de 1,1 % en sept ans, si l’on fait l’hypothèse que tous les déboutés restent. En France, la proportion est de 1 %. Rien à voir donc avec une « invasion » ou un « tsunami ».

Par conséquent, en faisant de l’immigration un sujet obsessionnel du débat politique, on la grossit pour mieux la dénier, à force de métaphores notamment aquatiques. La population immigrée a progressé en France depuis l’an 2000, mais moins que dans le reste de l’Europe. La France n’est donc pas si « attractive » qu’on le croit ou dit. La France est loin d’avoir pris sa part dans l’accueil des réfugiés eu égard à son population ou PIB. Nous ne sommes pas les « champions de l’asile ». Et la hausse migratoire vient d’abord de la migration estudiantine et économique, alors que la migration familiale a reculé.
Dès lors, pourquoi ce discours anxiogène sur l’immigration en la grossissant ? A quoi sert d’entretenir l’illusion chimérique d’une toute puissance du pouvoir politique en matière d’immigration, une réalité qui dépasse les frontières nationales et européennes ? Pourquoi faire croire qu’on peut inverser localement la donne avec plus de volonté politique, plus de moyens humains, davantage de lois sur l’immigration, plus de répression ou plu d’exécution des OQTF ? Pourquoi ne pas admettre que le frontière peut être poreuse entre séjours réguliers et séjours irréguliers ? et que vaut dès lors le discours voulant remplacer une immigration « subie » par une immigration « choisie » ?

La réalité ne commande-t-elle pas plutôt de fixer des objectifs réalistes et atteignables en ne surestimant pas le pouvoir politique sur l’immigration ? N’est-il pas salutaire de déconstruire les discours politiques en se demandant s’ils reposent sur des faits ou s’ils sont des jugements déconnectés de la réalité ?

A cet égard, François Héran observe dans l’enquête « Fractures françaises » de septembre 2020, menée après l’expérience du premier confinement, que la part des Français considérant que « les immigrés en général ne font pas d’efforts pour s’intégrer » a reculé pour la première fois depuis 2013, passant de 60 % à 50 %. Une partie du public s’est en effet rendu compte que les immigrés occupaient plus qu’à leur tour des emplois « essentiels » pour la continuité de la vie économique et sociale. Cela reste élevé, bien sûr, mais les résultats varient de 40 % pour les électeurs de gauche à 95 % pour les électeurs d’extrême droite. Les jugements sur la place des immigrés dans la société sont d’abord des jugements politiques. Cette étude est à mettre en relation avec les conclusions du rapport annuel sur la lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme de la Commission nationale consultative sur les droits de l’homme (CNCH) qui indiquent sur la base de l’évolution globale de l’indice longitudinal de tolérance (ILT) que les Français sont globalement de plus en plus tolérants. Le rapport de 2019 (confirmé dans les éditions suivantes) mettait en effet en évidence le fait que plus de trois quarts des Français adhèrent à la lutte contre le racisme. L’indice longitudinal de tolérance (ILT), en hausse constante depuis 2013, se stabilise en 2019 après avoir atteint son plus haut point en 2018. Le renouvellement générationnel et une population de plus en plus diplômée sont des facteurs explicatifs de cette évolution de la société où les normes antiracistes, antisémites, anti-xénophobes prévalent de plus en plus, et plus à gauche qu’à droite. Les questions d’ordre économique et social sont les premières préoccupations des Français, loin devant les questions d’immigration, de racisme et d’intégrisme religieux, qui sont au plus bas.

Alors que commence l’examen de la loi Darmanin (la 23ème loi sur l’immigration et l’asile depuis 1990) et que sur les 22 précédentes lois votées, une seule était à l’initiative des députés, François Héran rétablit de façon salutaire les faits en montrant ce qui relève du fantasme et de l’obsession dans le discours politique. Il interroge la prétention de ce dernier à parler au nom de l’opinion publique lorsqu’il agite de façon anxiogène l’épouvantail de l’immigration, quand les préoccupations majeures des Françaises et des Français sont d’abord économiques et sociales.

A l’oreille

Pour aller plus loin

  • François Héran, Immigration : le grand déni, Le Seuil, 2023
  • François Héran, Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017
  • François Héran, Parlons immigration en trente questions, La Documentation française, 3e édition refondue, 2021 (1re éd. 2012, 2e éd. 2016)
  • François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021
  • François Héran, Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, La République des idées / Seuil, 2007
  • ET :

  • Radio Cause commune, Le monde en questions, n°70


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