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#112 – La Turquie d’Erdoğan

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 6 avril 2022


#112 – La Turquie d’Erdoğan
Le monde en questions

 
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En plateau

Anne Andlauer, correspondante pour de nombreux médias (Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir), vit en Turquie depuis douze ans, y fait des reportages depuis quinze ans, publie La Turquie d’Erdoğan aux éditions du Rocher.

Contexte

Depuis 2003, l’AKP, parti islamo-conservateur, est au pouvoir en Turquie, disposant d’une majorité absolue ou bien relative, contraint de s’allier désormais au parti d’extrême droite, le MHP, pour continuer de gouverner le pays. Deux décennies de gouvernance autorisent-elles, comme le font souvent les médias, à résumer le pays à son dirigeant, Recep Tayyib Erdoğan ? L’homme politique à la tête de son parti et de l’Etat, d’abord comme Premier ministre puis comme président de la République, personnalité clivante, fascinante et inquiétante, adulée ou détestée, ne reflète-t-il d’abord la permanence des difficultés à dépasser le débat passionnel dès qu’il est question de la Turquie ? D’où provient en grande partie la méconnaissance du pays.

Anne Andlauer nous invite à dépasser les clichés et les excès dans l’enquête approfondie qu’elle ne cesse de mener dans ce pays où elle vit depuis 2010 et travaille en qualité de correspondante permanente de nombreux médias. Pays de paradoxes et de contradictions, la Turquie ne se résume pas à sa religion majoritaire, l’islam ; il ne se réduit pas à ce que dit et fait son dirigeant ; quant à son avenir, il n’est pas tout entier contenu dans son passé.

En 20 ans, le pays a connu de considérables évolutions. L’accession au statut d’Etat candidat à l’entrée dans l’Union européenne et l’ouverture des négociations d’adhésion ont permis des avancées démocratiques considérables, inédites depuis la fondation de la République en 1923 : l’armée renvoyée dans ses casernes, levée des tabous dont celui de 1915, l’ouverture de négociations avec les Kurdes et le dirigeant emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK. Parallèlement le pays a connu une période de stabilité et prospérité économique sans précédent. Le putsch raté du 16 juillet 2016 qui fit officiellement 290 morts et 1440 blessés, fut suivi de purges dans l’armée, la police, la justice, l’éducation et l’enseignement supérieur, la répression gagnant progressivement tous les secteurs de la société civile et de l’économie, même si le recul de la démocratie, l’évolution autocratique du régime et la rupture des négociations avec les Kurdes, avaient débuté bien avant le putsch. La dérive autoritaire d’Erdoğan s’est accompagnée de réformes constitutionnelles renforçant son pouvoir. Le Parti démocratique des peuples HDP (dont la percée électorale a fait perdre au dirigeant turc sa majorité absolue au Parlement, et dont le dirigeant Salahattin Demirtaş et nombre d’autres élus sont emprisonnés) est sous la menace d’une interdiction à l’approche des prochaines élections présidentielles et législatives qui doivent avoir lieu en même temps en 2023.

Outre l’emprisonnement d’opposants politiques et de quelques-unes des grandes figures de la société civile (Osman Kavala pour ne citer que lui), la modification de la loi électorale suffira-t-elle à assurer un nouveau succès électoral au président Erdoğan, candidat à sa succession ? Le lien spécial qu’il s’est toujours vanté d’entretenir avec les électeurs le présentant comme « leader invincible » s’est-il érodé, usé par sa longévité au pouvoir ? Face à lui se dresse en tout cas une opposition qui s’est unie depuis 2017. Et si le Parti républicain du peuple, le CHP fondé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, a remporté entre autres les mairies d’Istanbul et d’Ankara, c’est grâce à la réalisation d’une alliance des oppositions entre notamment le CHP et le Bon Parti, parti ultranationaliste et laïc issu d’une scission avec le MHP, parti d’extrême droite, et grâce d’autre part au fait que le parti HDP n’a pas présenté de candidat. Le dirigeant turc qui s’est mué en autocrate et qui avait fondé une partie de sa légitimité sur sa capacité à élever le niveau de vie de ses concitoyens, n’est plus désormais en mesure de tenir sa promesse de prospérité, laquelle décline depuis 2010. La situation économique au bord du gouffre, la chute brutale de la livre turque, la paupérisation croissante d’une partie de la population sont de plus en plus perçues comme liées à la dérive autocratique du président. Et le retour de la démocratie est de plus en plus perçue comme une condition de l’amélioration de la situation économique et la stabilité.

Ainsi, à l’approche des élections et du centenaire de la République, le président Erdoğan paraît plus fragile et l’opposition mieux mobilisée que jamais. Pourtant, souligne Anne Andlauer, la véritable inconnue de ce scrutin à venir pourrait bien résider dans ce que fera la jeunesse qui n’a connu qu’Erdoğan au pouvoir. Ira-t-elle voter et pour qui ? Jusqu’à présent la société turque, toutes appartenances politiques confondues, est très attachée au bon déroulement du processus électoral et le taux de participation aux scrutins atteint les 90%. L’abstention tentera-t-elle cette fois les jeunes générations, sachant qu’elles connaissent un taux de chômage de 25% et que l’âge médian de la population est de 33 ans. Le fait est que l’AKP et le CHP ont du mal à attirer dans leur giron l’électorat jeune.

Les succès ou revers de la politique étrangère de la Turquie, membre de l’OTAN depuis 70 ans, auront-ils une influence sur l’issue du scrutin ? Au-delà des nombreuses fluctuations auxquelles elle fut sujette durant ces 20 dernières années, il est incontestable que le centenaire de la fondation de la République demeure un fil rouge pour comprendre à travers ces hésitations et oscillations sous Erdoğan le rôle que la Turquie entend jouer dans son environnement régional et international. Néo-ottomanisme et nostalgie d’empire ? Puissance géopolitique régionale passant de la diplomatie du zéro conflit avec ses voisins à la guerre sur plusieurs fronts, en Syrie, en Lybie, au Karabagh ? Puissance maritime avec un rôle accru en Méditerranée ou puissance continentale eurasienne ? Membre de l’Otan et alliée de la Russie ? Tropisme anti-occidental ou pro-européen ? La position de la Turquie dans le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine est à cet égard particulièrement intéressante.

Si la Turquie a fermement condamné l’agression de la Russie contre l’Ukraine, elle n’applique pas le régime des sanctions imposées à la Russie par les États-Unis et l’Union européenne. Elle a des relations très étroites avec l’Ukraine dont elle a besoin pour fabriquer et coproduire ses très efficaces drones Bayraktar TB2, dont Kiev s’est d’ailleurs équipée et fait bon usage. Mais Ankara a également des relations très étroites avec Moscou dont elle est dépendante pour ses fournitures en gaz et en blé, mais aussi dans le cadre du conflit syrien, où la sécurisation de sa présence ainsi que ses opérations militaires, notamment contre les Kurdes dans le nord, sont totalement soumises au bon vouloir de la Russie. Ne pouvant renoncer ni à l’Ukraine ni à la Russie, la Turquie essaie de transformer cette position en avantage en sa faveur en proposant ses services en tant que puissance médiatrice. Elle a de fait obtenu l’accord des deux parties pour l’ouverture de négociations à Istanbul. Un succès diplomatique de la Turquie la légitimerait sur la scène internationale en tant qu’acteur de la paix et puissance géopolitique incontournable. Sur le plan intérieur, quel impact aurait ce succès sur un pouvoir qui apparaît de plus en plus en mode défensif, usé et répressif, refusant l’émergence de toute alternative ? La reconnaissance internationale de la place et du rôle de puissance géopolitique de la Turquie, profitera-t-elle suffisamment au dirigeant turc afin de lui permettre de remporter les échéances électorales de 2023 ? Quelles seraient les conséquences d’un échec diplomatique ?

À l’oreille

Pour aller plus loin

Anne Andlauer, La Turquie d’Erdoğan, éditions du Rocher, 2022



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