À l'antenne
Titre
Artiste

#103 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (1)

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 6 mars 2022


#103 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (1)
Le monde en questions

 
Play/Pause Episode
00:00 / 1:04:04
Rewind 30 Seconds
1X

En plateau

Hamit Bozarslan, historien et sociologue du fait politique, spécialiste du Moyen Orient, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de L’anti-démocratie au XXIème siècle. Iran, Russie, Turquie, publié aux éditions du CNRS.

Contexte

En attaquant et envahissant l’Ukraine sur plusieurs fronts, au nord, à l’est et au sud, le 24 février 2022, Poutine a sidéré une grande partie du monde par son passage à l’acte. En basculant d’une stratégie de la tension maximale (au seuil de la guerre) à la guerre totale, il a osé faire ce qui paraissait improbable ou ce qu’on a refusé de croire possible jusqu’à la dernière minute. Erreur d’appréciation, selon l’historien et sociologue Hamit Bozarslan, car le discours guerrier du dirigeant russe n’est pas métaphorique, il mène à la guerre. Le Président russe agit conformément à ce qu’il a dit ou écrit. Son régime antidémocratique se pense et se pose comme « une réponse nationale, anti-universaliste, virile et guerrière » face à la menace existentielle que représente à ses yeux le système démocratique perçu comme « cosmopolite », « efféminé » et « corrompu », assimilé au mal absolu. Au prix de distorsions du réel et d’un révisionnisme historique, il se croit investi de la mission historique de restaurer la puissance perdue de la grande Russie, sa grandeur trahie par ses propres élites intellectuelles et politiques occidentalisées, et contaminées par les idées européennes de révolution, de libertés civiles et politiques, de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’Ukraine est punie pour avoir voulu maintenir le cap de l’indépendance proclamée en 1991, et pour juger la perspective européenne plus attractive que celle d’une intégration dans une union regroupant l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie, sous l’hégémonie de cette dernière. Car aux yeux de Poutine, l’Ukraine est une terre russe, tout au plus une entité folklorique.

Passé l’effet de sidération, on notera en tout premier lieu l’émergence d’une résistance ukrainienne à laquelle personne ne s’attendait, ni côté russe ni côté occidental. Le pays de 44 millions d’habitants n’a pas plié face au chantage et la terreur, y compris nucléaire. La population choisit de se défendre et de se battre, avec les moyens du bord. La résistance s’installe dans la durée. En second lieu, l’offensive militaire russe n’est pas parvenue à progresser aussi vite que prévu, ce qui a empêché la Russie de placer la communauté internationale devant le fait accompli, comme elle le fit en 2014, avec l’annexion éclair de la Crimée. Troisième constat : la réaction sans précédent de l’Europe, des États-Unis, du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies (sanctions inédites contre la Russie, fournitures d’équipements, de matériels de défense à l’Ukraine), et une mobilisation de l’opinion publique internationale face à laquelle la Russie mise au ban est désormais confrontée. Enfin, en Russie même, malgré l’intense répression à l’encontre des opposants et de la société civile et la réduction au silence des médias indépendants, la protestation contre la guerre en Ukraine se fait entendre, qu’elle émane de simples citoyens ou de personnalités du monde culturel, voire d’oligarques tentés de prendre leurs distances vis-à-vis du régime poutinien. Par encontre, aucune manifestation pro-Poutine d’envergure et en soutien à la guerre ne semble se dérouler, contrairement à ce qui s’était passé en 2014.

Le régime anti-démocratique obsédé par la peur du changement, des réformes et de toutes formes de contestation pouvant provoquer sa chute, est-il aveuglé au point de ne pas se rendre compte que la guerre en Ukraine est une fuite en avant qui pourrait lui être fatale ? Comment et à quel prix peut-il continuer à se maintenir en place ? Comment fera-t-il face à ses contradictions (rêve de puissance, nostalgie néo-impériale, grandeur retrouvée d’une part ; effondrement du pacte social de relative stabilité économique et financière ainsi que statut de nouveau paria de la communauté internationale d’autre part ?) Comment faire la guerre (état d’alerte maximale) tout en la niant, et la qualifier d’opération spéciale ?

Le monde de demain ne sera plus ce qu’on pensait qu’il était. Nouvelle guerre froide ? En tout état de cause, il convient de prendre en compte la coexistence de plusieurs temporalités, à court et moyen termes. En Ukraine, les villes bombardées, assiégées, sous blocus, tomberont aux mains des troupes russes, sans renversement du rapport des forces sur le terrain, sans engagement occidental dans le ciel et sur terre. Mais la résistance civile s’organise et se renforcera contre l’occupation, l’oppression et la répression ; la guerre se poursuivra de façon hybride et asymétrique. En Russie, la mobilisation contre la guerre et contre l’autocratie pourrait donner naissance à une nouvelle ère de la dissidence, débarrassée du nationalisme grand-russe. La mobilisation de l’opinion publique internationale contre la guerre et l’autocratie, dénoncées comme menaces à la paix et sécurité internationales, amplifiera la contestation et la résistance ; elle pourrait également en plaçant l’engagement au cœur de l’actualité, contribuer à l’amélioration de la qualité du débat dans les démocraties en crise.

À l’oreille

  • John LennonGive Peace a chance
  • Okean Elzy – Extrait du Concert donné à l’occasion du 25ème anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine.
  • Boris VianLe déserteur

Pour aller plus loin

  • Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIème siècle. Iran, Russie, Turquie, éditions du CNRS, 2021
  • Hamit Bozarslan, Crise, violence, dé-civilisation : essai sur les angles morts de la cité, CNRS éditions, 2019
  • Hamit Bozarslan, Histoire de la violence au Moyen-Orient, de la fin de l’Empire ottoman à Al-Qaïda, Paris, La Découverte, 2008

ET :

  • Radio Cause commune, Le monde en questions n°15, n°26 (avec une bibliographie plus complète de l’auteur) et n°96


Sauf mention contraire et autres licences applicables cette œuvre sonore de Cause Commune est mise à disposition selon les termes de la

Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.