#100 – Le temps des guépards
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 16 février 2022
En plateau
Michel GOYA, historien, ancien colonel des troupes de marine, spécialiste de la guerre moderne, de l’innovation militaire et du comportement au combat, a enseigné à Sciences-Po et l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), en parallèle de sa carrière opérationnelle. Auteur de nombreux ouvrages dont Le temps des guépards. La guerre mondiale de la France, de 1961 à nos jours, qui vient de paraître aux éditions Tallandier, il tient également un blog consacré aux questions stratégiques, intitulé La voie de l’épée.
Contexte
Spécialiste des questions militaires et des conflits, Michel Goya analyse la période actuelle de tensions et crises internationales en rappelant d’une part que la guerre ou la menace de guerre, est une forme de dialogue, certes violent, destinée à faire plier l’adversaire. Ce qui suppose d’avoir au préalable clairement défini son objectif. Il note d’autre part à quel point le besoin de précision et de nuances sont de rigueur dans l’analyse pour une juste évaluation de la situation. Deux exemples à l’appui avec les crises ukrainienne et malienne.
La Russie organise-t-elle une opération militaire contre l’Ukraine ? Oui, c’est évident. Se prépare-t-elle pour autant à envahir le pays ? Pas forcément ! Ce serait en tout cas aller à l’encontre de sa pratique habituelle. Non pas que la Russie n’ait historiquement jamais envahi de pays, mais quand elle décide de le faire, elle agit généralement par surprise.
Depuis la destitution de Victor Ianoukovytch, en 2014, la Russie a mené six opérations militaires contre l’Ukraine. Une opération froide, sans combat, consistant à un déploiement rapide de forces militaires à la frontière de l’Ukraine, laquelle permit ensuite la réalisation de cinq autres opérations, chaudes cette fois, mais limitées, dont la saisie-éclair de la Crimée et le soutien masqué aux mouvements séparatistes du Donbass. Ces opérations, restées sous le seuil de la guerre ouverte, relèvent de « la guerre avant la guerre » selon l’expression du chef d’état-major des armées, le général Burkhard.
L’Ukraine essaya de reprendre le contrôle de l’ensemble de son territoire et d’y affirmer sa souveraineté, conformément aux garanties d’intégrité et de sécurité posées par le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994. Après un premier succès relatif, cette tentative provoqua en retour une escalade des tensions se traduisant finalement en 2014 et 2015 par deux cuisantes défaites des forces militaires ukrainiennes. L’Ukraine fut alors stratégiquement neutralisée avec l’annexion de la Crimée, reliée ensuite à la Russie par un pont automobile et ferroviaire, et le placement de facto sous protectorat russe des deux républiques du Donetsk et de Louhansk autoproclamées, suivie ensuite de la distribution massive de passeports russes aux populations locales. Quant aux pays occidentaux, ils n’ont pas bougé, par crainte et/ou impuissance.
Pourquoi 7 ans plus tard, en 2022, assiste-t-on à une montée en puissance des tensions ? Que signifie, à court terme et à long terme, la mobilisation visible des forces russes aux frontières ukrainiennes ? Empêcher toute remise en cause du statu quo par l’Ukraine ? Obtenir un gain diplomatique par une finlandisation du pays, à défaut d’une orientation politique et stratégique pro-russe ? Quel rôle a joué le départ précipité et chaotique des Etats-Unis d’Afghanistan dans l’appréciation de la situation globale et du rapport de forces mondial par la Russie ? Sur le terrain, le rapport des forces est bien plus favorable aujourd’hui à la Russie qu’en 2014, et elle bénéficie en outre des acquis de son expérience militaire en Syrie, tandis que l’Ukraine est restée militairement faible, malgré quelques efforts d’amélioration et sans aide extérieure massive, de nature à renverser la donne. Comment réagissent les pays de l’Est devenus membres de l’OTAN et de l’UE ? L’Otan sortira-t-elle renforcée de la crise ? La présence militaire américaine dans la région augmentera-t-elle paradoxalement, en cas de neutralisation de l’Ukraine ?
S’agissant des tensions entre le Mali et la France, Michel Goya distingue l’opération Serval de l’opération Barkhane. Il rappelle les erreurs commises, les maladresses diplomatiques ayant conduit à la crise actuelle, les difficultés et impasses du redéploiement des forces françaises dans la région (au Niger notamment) et les considérables difficultés logistiques que pose concrètement le désengagement de forces armées envoyées au loin. Il constate l’absence de profondeur historique des décisions politico-stratégiques. L’opération Barkhane est lancée en août 2014 dans l’euphorie de la victoire de l’opération Serval quelque mois plus tôt, mais sans tenir compte du fait qu’on se lance alors dans quelque chose que l’on n’a pratiquement jamais réussi jusque-là. Suprême inconséquence, souligne Michel Goya, non seulement on se lançait avec Barkhane dans une opération très hasardeuse au Mali et au Sahel, mais avec une dispersion et une diminution des moyens, puisqu’on s’engluait en même temps en Centrafrique, on s’engageait en Irak et quelques mois plus tard, on lançait même 10 000 soldats dans les rues de France avec l’opération Sentinelle, le tout en poursuivant les réductions d’effectifs et de budget.
Or, précise Michel Goya, le scénario consistant à venir au secours d’un État défaillant mis en danger par une organisation armée importante avait pourtant été joué plusieurs fois, du Tchad au Mali en passant par le Rwanda, pour ne parler que des engagements où la France avait le premier rôle. Cela n’a fonctionné qu’une seule fois, au Tchad avec les opérations Manta et Epervier, de 1983 à 1987, car la faiblesse de l’État qui demanda alors l’aide de la France, était conjoncturelle, et non pas structurelle, comme c’est le cas au Mali.
Dans le livre qu’il vient de publier, Le temps des guépards. La guerre mondiale de la France depuis 1961, Michel Goya précise le constat. Sur les 32 opérations importantes de guerre ou de stabilisation menées par la France depuis 1961, les seules qui ont réussi alignaient correctement les planètes de la stratégie : un objectif clair et réaliste, des moyens adaptés et l’acceptation du risque. On a su doser à chaque fois ce qui suffisait, sans aller trop loin, le trop loin se mesurant essentiellement à la solidité de la planche sur laquelle on s’appuie.
Quant au titre de l’ouvrage, Le temps des guépards, rappel du livre d’Yves Courrière, Le temps des léopards, il renvoie aussi au félin symbole des unités terrestres en alerte d’intervention.
À l’oreille
- Sting – Russians
- Santana – Waves within (Caravansérail)
- Myles Kennedy – The year of tiger
Pour aller plus loin
- Michel Goya, Le temps des guépards. La guerre mondiale de la France, de 1961 à nos jours, Tallandier, 2022
- Michel Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2015
- Michel Goya, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre, Tallandier, 2018
- Michel Goya, S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent, Perrin, 2019
Et
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°53, Michel Goya, La guerre, hier et aujourd’hui : retour d’expériences
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°57, Michel Goya, La mort comme hypothèse de travail
- Radio Cause commune, Le monde en questions, n°82, Michel Goya, Du retrait américain d’Afghanistan au redéploiement de l’opération Barkhane au Sahel : quels enseignements ?
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