À l'antenne
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#02 – Nathalie Achard – Privilèges et oppressions

proposée par Élise, Fred, Julie et Mehdi

Diffusée le 11 septembre 2024


#02 – Nathalie Achard – Privilèges et oppressions
Chemins de traverse

 
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2e émission Chemins de traverse diffusée en direct mercredi 11 septembre 2024 à 22 h

Notre invitée est Nathalie Achard pour parler notamment de privilèges et d’oppressions. Nathalie Achard est médiatrice et facilitatrice, elle organise des formations à la non-violence au sein d’associations, elle anime des stages de responsabilisation et de restauration du dialogue en prison, et soutient les collectifs innovants pour favoriser la coopération. Elle est notamment autrice du livre En finir avec les discriminations Vous pouvez aussi lire compte-rendu d’une conférence animée en avril 2023.

Vous pouvez lire la transcription.

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Transcription

Note concernant la transcription : nous avons choisi, comme le préconise l’article Pourquoi et comment rendre accessible un podcast ?, une transcription fidèle aux propos tenus, sans suppression des tics de langage (les phrases qui ne finissent pas (…), les répétitions, les onomatopées).

Voix du générique (Laure-Élise Déniel) : Cause Commune, Chemins de Traverse, d’autres voies pour imaginer demain.

Fred : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous sur Cause commune, la voix des possibles, sur 93.1 FM et en DAB+ en Ile-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm.

Nous sommes en direct ce mercredi 11 septembre 2024, il est 22h mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

Soyez bienvenu dans Chemins de traverse, d’autres voix pour imaginer demain.

Ce soir nous allons parler notamment de privilèges et d’oppression avec notre invité Nathalie Achard.

Dans Chemins de traverse, Julie, Elise, Mehdi et moi-même, Fred, nous espérons vous proposer de belles rencontres et mettre en avant des parcours personnels et professionnels, des passions, des engagements.

Aujourd’hui Julie est à la régie, bonsoir Julie.

Julie : Bonsoir à tous, et belle émission à vous avec Nathalie Achard et Frédéric.

Fred : Merci, nous espérons que nous ferons ensemble de belles découvertes, que cette émission vous sera utile, car c’est ce qui nous anime sur Cause commune, nous passionne, ce qui nous fait venir jusqu’à ce micro sur notre temps libre. C’est notamment l’idée d’être utile au monde et aux gens qui le peuplent, pour reprendre les mots d’un animateur de la radio, Lucas.

Mais vous êtes également présents et présentes, n’hésitez pas à participer, à intervenir en direct. Pour cela, notre téléphone est branché, vous pouvez nous appeler au 09 72 51 55 46, je répète, 09 72 51 55 46. Ou alors vous pouvez réagir sur le salon web de la radio, rendez-vous sur le site causecommune.fm, bouton de chat, salon « Chemins de traverse ».

Et c’est donc parti pour cette, alors formellement deuxième émission, puisqu’il y a eu une première émission en 2021, mais en fait aujourd’hui, c’est en équipe donc pour cette deuxième émission qui va lancer cette saison de Chemins de traverse, et vraiment, c’est un très grand plaisir de recevoir Nathalie Achard, donc merci déjà d’avoir accepté notre invitation Nathalie.

Nathalie : c’est moi qui suis honorée.

Fred : Alors Nathalie Achard, vous êtes médiatrice et facilitatrice, excuse-moi, tu es, j’étais reparti sur le mode vouvoiement.

Nathalie Achard, tu es médiatrice et facilitatrice, tu organises notamment des formations à la non-violence au sein d’associations, tu es l’autrice de plusieurs livres, dont celui qui va nous servir de fil rouge ce soir, alors, intitulé lors de sa parution en 2021 : « Mon privilège, Ton oppression », et lors de sa publication au format poche, le titre a changé en : « En finir avec les discriminations, prendre ses responsabilités et Agir ». On reviendra peut-être tout à l’heure sur le changement de titre. Et alors, donc, avant un peu de parler de ton parcours, parce que l’idée de Chemins de traverse, c’est évidemment des thématiques, mais c’est aussi des parcours, et donc d’entrer, d’avant d’entrer dans le détail du thème principal de l’échange, pourrais-tu expliquer en quelques mots de quoi il va être question, pourquoi les auditrices et auditeurs doivent finalement peut-être écouter cette émission, même si certains passages seront peut-être dérangeants ?

Nathalie : Parce que justement, ça va être dérangeant.

Parce que justement, nous traversons un moment de civilisation, un moment de changement sociétal extrêmement crucial et que ce n’est pas en recommençant à cuisiner les mêmes recettes qu’on va s’en sortir.

Et que oui, les chemins de traverse dont vous parlez sont des chemins broussailleux, sont des chemins où on peut parfois se fouler la cheville, mais c’est les seuls, à mon avis, qui nous permettront de sortir de l’ornière.

Donc oui, ça risque d’être un peu désagréable parfois, mais c’est le prix de la transformation. On dit toujours que l’éveil s’accompagne souvent d’un effondrement nécessaire. Quand il est accompagné, quand on le fait ensemble, et c’est bien l’idée aussi de cette radio, c’est bien l’idée de la façon dont je pratique, ces effondrement collectifs sont à l’origine de véritables renaissances. Donc voilà, j’aimerais bien que les gens restent, même s’il est un peu tard.

Fred : Alors, l’avantage d’intervenir à 22 heures, c’est que les gens normalement sont tranquillement en train de nous écouter, ont le temps. Et puis pour les personnes qui nous écoutent en podcast, elles pourront choisir librement le moment où elles voudront nous écouter.

Alors, avant d’aborder la thématique des oppressions et des privilèges, on va revenir un petit sur ton parcours pour te découvrir et essayer de comprendre pourquoi tu t’es intéressée à ces sujets-là et aussi au sujet de la non-violence. Est-ce que tu peux nous expliquer d’où tu viens ?

Nathalie : Oui, alors je suis une grande fan de Star Wars, donc je viens du côté obscur de la Force. Je viens des écoles de commerces. C’est une injonction familiale, ce n’est pas un choix personnel. Je ne me suis très rapidement pas du tout sentie à ma place. Mais en sortant des écoles de commerce, parce que quand même il y a quelque chose qui veillait, je me suis retrouvée, alors qu’on m’avait expliqué, hurler dans les oreilles qu’on était les winners et qu’on allait croquer le monde, à faire de « l’out-placement », à Lille. Donc voilà, je salue aussi les lillois et les lilloises, c’est une ville formidable, dans un bassin industriel et surtout textile qui était à ce moment-là complètement démantelé. Et toute sortie, toute fraîche sortie de cette école de commerce, où on m’a expliqué que j’étais la meilleure, ce qui déjà est un concept extrêmement relatif, j’ai découvert la violence de la société. Vraiment, c’était un chaud-froid extrêmement fort. La violence de tout un groupe de femmes chez Adolphe Lafont qui avait été mises à la porte.

Fred : Adolphe Lafont, c’est quelle entreprise ?

Nathalie : C’est une entreprise qui faisait du vêtement professionnel qui s’est délocalisé, donc qui a complètement dépecé son système industriel sur place.

Et des femmes qui, voilà, depuis qu’elles avaient 16 ans, elles en avaient à 50 au moment où elles avaient l’âge quasiment de ma mère, se retrouvaient vraiment à la rue, quoi, sans aucune expérience réelle puisque c’était des travaux mécaniques et répétitifs, et dans une précarité économique, psychologique, émotionnelle. Et j’ai vraiment rencontré de plein fois la violence sociale, les violences faites aux femmes, les violences faites aux enfants, les violences faites aux travailleurs, les violences faites économiques, enfin toutes quoi.

Mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je n’étais pas à l’aise dans l’école de commerce. J’arrivais pas à comprendre. Voilà, j’étais jeune, hein. Et puis, après, ce moment quand même un peu d’épiphanie mais qui a mis du temps à pousser. C’est une graine qui est allée se planter profond chez moi et qui a mis quelques années à pousser. J’ai travaillé pendant un an dans une énorme boîte américaine où, pareil, je ne savais pas pourquoi je me sentais mal.

Puis après dans une agence de pub, je ne savais pas pourquoi je me sentais mal. Voilà, j’ai envie de dire à la Nathalie de l’époque, lis mieux les cartes, regarde plus. Mais bon, voilà, j’étais jeune et c’était compliqué de tout comprendre.

J’ai vraiment pris conscience à un moment donné que je n’étais pas à ma place et que pour moi il allait être important de contribuer à des endroits où il y avait de la transformation sociale, où j’étais au plus près de l’humain et aussi questionner la violence.

Et en questionnant la violence, questionner la non-violence. C’est-à-dire effectivement, on ne va dire pas son contraire, parce que je n’aime pas non plus le terme de non-violence parce qu’on ne peut pas nier quelque chose qui existe. Par essence c’est violence du coup, de nier quelque chose qui existe. Et au fur et à mesure de mon travail, dans les associations où j’ai d’abord été du côté de la colère et de l’indignation, dans l’activisme, dans le « j’ai raison, tu as tort et je le fais pour toi parce que tu n’es pas capable de le faire, je le fais pour tes enfants parce que tu es un parent déficient ».

Vraiment toute cette colère et cette indignation que j’ai toujours, très clairement, mais que je travaille pour l’exprimer autrement, c’est-à-dire pour restaurer le dialogue, plutôt que d’être dans des systèmes binaires de confrontation, d’opposition frontale où on nous a appris que le plus fort gagne, que la meilleure des défenses c’est l’attaque. En fait toute cette violence endémique même dans notre façon de parler, notre façon d’interagir.

Et à un moment donné, alors que j’étais vraiment de ce côté là : « j’avais raison », enfin c’était évident quoi, c’est horrible tout ce qui se passe.

Fred : Les militants et militantes ont toujours raison.

Nathalie : Absolument. Et puis j’ai vécu aussi la violence de la militance au sein des milieux militants sur lequel je travaille maintenant, aujourd’hui.

Et bien il y a eu un moment comme ça marquant, j’étais chez Greenpeace, c’était juste après Fukushima. Et puis on est là tous dans un effondrement aussi et dans un fait de questionnement, on se disait « mais ça fait 40 ans qu’on dit la même chose et personne ne nous écoute ». Et à ce moment-là, j’ai toujours travaillé dans la communication, je pense que c’est ça en fait aussi, nous sommes des êtres de communication, c’est à la fois ce qu’il y a de plus vital et de plus compliqué à faire.

Si c’est pas possible, parce que j’ai jamais cru que les gens, même si j’étais persuadée d’avoir raison, j’ai jamais cru que les gens qui ne pensaient pas comme moi étaient des abrutis. Ça c’est important quand même, ça je l’ai toujours porté chez moi, cette croyance. Et là je me suis dit : là je suis face à plein de gens extrêmement brillants qui connaissent parfaitement leur dossier, qui travaillent dessus depuis des dizaines d’années. Et puis de l’autre côté, c’est ça ce terme, « de l’autre côté », des personnes qui n’écoutent pas, qui ne croient pas à ce qu’on dit et on se retrouve dans des catastrophes qui nous concernent toutes et tous au final. Parce que voilà, cette catastrophe elle continue d’ailleurs à créer des souffrances. Et là ça a été mon effondrement personnel, voilà. Je me suis dit mais c’est pas possible, je suis dans une impasse, comment je fais ?

Fred : Ça a été un effondrement émotionnel et physique ?

Nathalie : Oui tout vraiment. Vraiment, espèce de… le mur quoi.

Bam l’impasse, le système de croyance dans lequel j’étais qui s’effondrait d’un coup, c’est dur hein. Parce que nous sommes faits et faites de croyances, celles qui nous permettent de tenir debout, de continuer à agir quoi qu’il arrive.

Et là quand elles s’effondrent, ça fait un peu drôle. Et alors moi quand je suis dans ces états-là, je ne me précipite pas sur un pot de glace, je me précipite devant des librairies et j’achète des livres de manière compulsive. Voilà. Ça tombe bien puisque j’en écris aussi, ça fait un équilibre.

Fred : Je vais le dire tout de suite avant d’oublier parce que vous écrivez aussi des polars ?

Nathalie : oui des romans noirs sociaux

Fred : Oui des romans noirs sociaux. Effectivement, excusez-moi. Le premier que d’ailleurs j’ai acheté et que j’ai commencé à lire : c’est « Week-ends, entre amis ».

Nathalie : Exactement.

Fred : Et le dernier qui a été publié il y a pas longtemps c’est « Les crevards ». Cela se passe dans le monde du travail, je crois.

Nathalie : Alors « Les crevards » ça se passe dans le monde de la communication non violente, parce que j’adore faire le jeu des miroirs, mais il y a effectivement une grosse dimension dans le travail et ça parle aussi beaucoup du sujet de la prison. Qui est un sujet qui m’est aussi extrêmement cher.

Fred : D’accord, ok. Donc revenons à l’effondrement, excusez-moi.

Nathalie : Donc l’effondrement, la librairie et puis la compensation émotionnelle de l’achat compulsif de livres, y avait la communication non violente de Marshall Rosenberg, que j’ai dévoré parce que j’y ai entrevu des possibles de réflexion, c’est-à-dire de continuer à œuvrer à l’endroit où j’avais envie d’œuvrer, différemment. Donc, voilà, je me suis engouffrée, je me suis formée, je forme maintenant, mais je continue à réfléchir, à remettre en question, parce que je pense que c’est une matière organique, à partir du moment où il y a du dogme je me méfie. Il peut y en avoir, comme dans toute système de pensée qui espère avoir une réponse unique à un problème complexe, ça n’existe pas. Spoil alert: ça n’existe pas.

Donc je la triture, et c’est pour ça que je rajoute cette notion aussi d’oppression et de privilège à l’interrogation de : peut-on changer le monde de façon non-violente ? Puisque ça, c’est ce qui me, ce qui m’anime. Voilà rapidement comment je suis arrivée de là, du côté obscur de la force, à un autre côté. Je sais pas s’il est lumineux, mais en tout cas… Et en même temps, il y a un principe à la fois pictural et bouddhiste que j’aime beaucoup, qui dit qu’on ne peut pas accéder à la lumière sans avoir traversé l’ombre. Donc, voilà, je crois qu’il faut aussi avoir le courage. C’est pour cela que je dis que cela ne va pas être forcément très agréable pendant toute l’heure, d’aller, et c’est même, je pense, indispensable, d’aller visiter les ombres, pour pouvoir accéder à la lumière d’une autre manière de vivre ensemble. Il y a un refus d’obstacle sur la visite des ombres.

C’est normal, parce que c’est pas agréable, déjà, premier point d’évidence, c’est-à-dire qu’on se voit pas dans la meilleure posture et pas dans le meilleur état et pas dans notre idéal de nous-mêmes, c’est important aussi de l’avoir celui-là, mais bon voilà. Et puis, parce que, culturellement, et là, j’ai envie de faire un petit coucou à un développement personnel que je questionne, qui ne va parler que des parties lumineuses de l’être humain.

Fred : Vous parlez du développement personnel, des livres de développement personnel.

Nathalie : Voilà qui va d’abord dire que les solutions sont individuelles. Ça, c’est problématique, je trouve, parce que nous sommes des êtres interdépendants.

Fred : Vous l’expliquez très bien dans le livre et on va en parler tout à l’heure.

Nathalie : C’est important, l’individu, bien sûr, a un travail à faire personnel en lien avec les autres, autrement on se referme sur soi, et l’être humain n’est pas un être indépendant. Vraiment. Il est dans l’interdépendance. C’est pas un gros mot, en fait. Et puis ce refus absolu de voir les ombres, comme si c’était quelque chose qui était inadmissible, vraiment inadmissible, impensable, alors que c’est essentiel. Parce ce que de toute façon il ne peut pas y avoir lumière sans ombre. C’est impossible. Tous les peintres vous le diront.

Fred : il faut accueillir sa partie ombre.

Nathalie : La visiter.

Fred : On y reviendra sans doute. Ce terme accueillir revient souvent dans votre livre. Donc, vous avez parlé de la communication non violente. Donc, quand vous avez eu ce choix, est-ce que vous avez fait de la formation pour la communication non-violente.

Nathalie : Oui, oui, tout à fait parce que j’ai eu ce petit côté conditionnement sociétal, très genré en plus, avec un bon syndrome de l’imposteur.

C’est drôle d’ailleurs, parce que c’est genré au masculin, alors que ça touche quand même essentiellement les femmes.

Fred : Il y a des gens qui appellent cela le syndrome de l’imposture.

Nathalie : De l’imposture, comme ça, au moins, on est tranquille. Mais moi, j’aime bien rappeler quand même qu’il y a un truc grammatical intéressant la-dessus.

Donc j’ai hyper bosser, bien sûr, pour avoir toutes mes…, parce que c’était aussi extrêmement important pour moi d’aller en profondeur, parce que c’est une démarche complexe, simple à expliquer, et complexe à intégrer parce qu’elle va vraiment, à contrario de tous nos conditionnements, et elle va à contrario de tous les mouvements sociétaux. Donc ça, il y a quand même un risque d’un peu de solitude, qui est important à prendre en considération. Et pour pouvoir l’intégrer, il est indispensable de l’expérimenter, de se reformer, de se déformer, de se re-reformer sur la base de cette déformation. Vraiment, il y a un travail permanent. Et maintenant, je forme, et quand je forme, je me déforme aussi, en contact avec les participantes et les participants. Je dis toujours que j’invite et la frustration et le désaccord, parce que tant qu’il y a du désaccord, il y a du doute, tant qu’il y a du doute, il y a de la pensée. Donc oui je me suis beaucoup formée.

Fred : Et donc maintenant ton activité c’est médiatrice, facilitatrice, auprès principalement d’associations, c’est ça ?

Nathalie : Médiatrice, facilitatrice, formatrice, accompagnatrice. Oui là c’est à 99% d’associations ou quelques structures économiques qui ont quand même un mandat social un peu clair.

Fred : Ça existe encore ?

Nathalie : J’ai dit un peu clair.

Fred : Ok alors même si t’en as parlé très rapidement à ton heure, ça m’intéresse que t’en parles de quelques minutes quand même,

parce que ça m’a paru intéressant quand j’ai regardé un peu ton parcours, c’est la partie prison.

Donc tu as accompagné des prisonniers auteurs de violence sexuelle et des personnes qui étaient en lien avec des actions terroristes, si je me souviens bien.

Nathalie : Absolument.

Fred : Alors pourquoi tu as fait ça ? C’est la justice restauratrice.

Nathalie : Oui.

Fred : Comment ça se passe ? Et qu’est-ce que tu en retires après ?

Nathalie : Alors c’est pas pleinement la justice restauratrice, parce que j’ai jamais eu la possibilité de mettre en place totalement la justice restauratrice.

C’est une partie de la justice restauratrice avec vraiment l’intention de la restauration du dialogue, de soi à soi, et de soi avec la société, et de soi avec les victimes.

Donc il y a eu deux phases, une première effectivement issue des stages de responsabilisation que Madame Taubira avait mis en place, qui n’étaient pas obligatoire mais qui sont des possibilités qui ont été pas mal prises en main par les SPIP.

Fred : Les SPIP ?

Nathalie : Les SPIP, c’est l’approbation, c’est tous les services de probation et de suivi des détenus, donc sur les violences sexistes et sexuelles.

L’idée, c’était effectivement d’enrayer la récidive, puisqu’on se retrouve face à des véritables problématiques avec la justice punitive de récidive.

Il y a un psychologue qui disait que la punition avait une grande qualité, c’était de permettre de refaire la même chose, mais sans se faire attraper. Et c’est la réalité, très clairement. La justice punitive interroge la justice restauratrice, donc moi je trouve ça plutôt… voilà, il y a un peu d’espoir.

Et il est vrai que sur ces stages de responsabilisation, même si on est vraiment sur des résultats, voilà, on est dans une société de tableau Excel, où il faut faire rentrer un chiffre et derrière il faut qu’il y ait un chiffre qui sorte.

Moi, je sais que je m’y refuse fermement, mais toujours est-il qu’au bout de quelques années, on a pu effectivement constater une baisse de récidive, puisqu’on pouvait se retrouver face à des personnes qui revenaient, qui étaient à nouveau condamnées au bout de 4, 5, 6 fois, toujours en lien avec leur même compagne.

Et tout le sujet là, c’était, on était toute une équipe, moi je faisais partie, donc j’avais une journée entière sur la semaine, c’était vraiment cette notion de prendre sa responsabilité. Camus disait que c’était la plus grande qualité d’un être humain, c’est d’être en capacité de prendre sa responsabilité. C’est-à-dire de dire qu’à partir du moment où j’ai fait quelque chose, c’est moi qui l’ai fait, j’en prends pleinement la responsabilité. Quelqu’un d’autre dans la même situation n’aurait pas posé le même acte. Sur des actes de violence de ce type, surtout en violence sexiste et sexuelle, qui sont adossés à des récits sociétaux, je crois qu’hélas aujourd’hui, particulièrement nous en rendons compte de manière extrêmement douloureuse, avec ce qui se passe au niveau juridique, des récits sociétaux qui autorisent pleinement la violence faite aux femmes, qui la justifient.

Prendre sa responsabilité, c’est-à-dire ne pas se cacher justement derrière ce que certains avocats appelleront des circonstances atténuantes et que moi j’appelle des faits aggravants, c’est-à-dire effectivement les récits sociétaux, les récits familiaux, mais aussi des problèmes de précarité économique, des problèmes d’alcool, de véritables problèmes qui devraient être pris en charge par la société de manière collective. C’est aussi une responsabilité collective, bien évidemment, c’est important. Derrière tous ces faits aggravants aux circonstances atténuantes, selon le choix que vous faites, il y a une responsabilité individuelle. Et la première fois que l’un de ces hommes, qui formait vraiment des boys band pendant ces journées, c’est-à-dire à se donner raison les uns les autres, puisque la prison aussi a cette caractéristique…

Fred : Et je suppose, excuse-moi de te couper, que ces hommes, en gros, remettaient la responsabilité sur leur compagne.

Nathalie : Bien sûr.

Fred : Parce que forcément, elles avaient fait quelque chose qui ne leur avait pas plu ou autre…

Nathalie : Absolument.

La première responsable, c’était leur compagne, et puis ensuite la société, et des réalités vécues de précarité qui sont tout à fait incontestables.

Mais c’est vrai que la responsable, c’était la victime, bien évidemment.

Et la première fois qu’un de ces hommes, à la fin de la semaine, a dit, mais vraiment, mais c’était profond… : « Je m’en rends compte, j’ai compris que quelqu’un d’autre n’aurait pas fait ce choix de frapper sa femme pour ce qu’elle avait fait. »

Et il y a eu vraiment un espèce de… Voilà, c’est ces moments d’épiphanie, déjà de casser la cohérence du groupe qui se donne raison. Et après, il a levé les yeux et il m’a dit, qu’est-ce que je peux faire maintenant ? C’est-à-dire qu’effectivement, il a parfaitement compris que c’était le début. C’était le début indispensable du changement. C’est-à-dire, je suis à 100% responsable de ce que je fais, de ce que je dis et des actes que je pose.

C’est très courageux de faire ça. C’est très difficile à faire.

Honnêtement, j’invite toutes et tous autour de cette table et autour de ce son, de voir la difficulté que ça représente, même dans des toutes petites choses de la vie. Et puis après, j’ai travaillé sur un projet pilote, à la santé, auprès d’hommes condamnés pour, alors, il y a un terme, association de malfaiteurs à visée terroriste. Et il s’est avéré que c’était effectivement des hommes qui ne pouvaient pas être remis dans le système carcéral dit classique, parce qu’ils avaient un très haut niveau de prosélytisme et qu’ils pouvaient donc encourager d’autres détenus à suivre leur chemin.

Donc, il fallait évaluer leur niveau de radicalité et de radicalisation. En sachant que moi, j’avais refusé ce terme de dé-radicaliser, parce que c’est le problème même. C’est-à-dire que ce sont des individus qui n’ont pas de racines. Parce que c’est ça, en fait, la première chose de la radicalité, c’est la racine.

Fred : Parce que le terme radical fait souvent peur parce qu’on l’associe à des choses extrêmes, alors qu’en fait, c’est la définition qui est multiple. Il y a la partie racine.

Nathalie : Il y a la partie racine et que oui, effectivement, des êtres humains, et là on le voit de plus en plus, qui n’ont pas de racines, qui n’ont pas de repères, sont perdus, sont en détresse et sont des proies extrêmement faciles à récupérer par des systèmes de pensée simplistes. Encore une fois, je reviens à une solution simple à des problèmes complexes. C’est leur rêve de chaque être humain. C’est même le mien, mais il n’existe pas. Ça me désespère parfois. Et donc là, voilà, c’est très facile.

Donc, l’objectif n’est pas d’arracher ces racines, mais bien déjà de restaurer le dialogue avec eux-mêmes, c’est-à-dire avec qu’est-ce qui est important pour eux, pourquoi ils font ces choix, la responsabilité de ces choix et ensuite restaurer le dialogue avec l’extérieur et être en capacité d’écouter autre chose sans avoir peur justement de se perdre. Voilà, ça a été une expérience extrêmement bouleversante, réellement.

Fred : D’accord. Alors tu as parlé de cet homme qui a reconnu ses responsabilités, qui a ensuite demandé comment agir. C’est intéressant .

On va faire une pause musicale, mais juste après, on va aborder le thème des oppressions et des privilèges, et des oppressions où justement la première étape, c’est de prendre sa responsabilité, de la reconnaître.

Mais d’abord, on va faire une pause musicale.

Alors je précise que la première pause musicale, tu l’as choisie, et dans ton livre, d’ailleurs, elle est souvent citée Nina Simone. Je pense que tu es une grande fan. Donc nous allons écouter Feeling Good par Nina Simone. On se retrouve dans trois minutes. Belle soirée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

[ Diffusion de la pause musicale ]

Fred : Nous venons d’entendre Feeling Good par Nina Simone, un choix de Nathalie Achard. Vous écoutez l’émission Chemin de Traverse, donc je suis toujours avec Nathalie.

Nous allons parler, après avoir un petit peu évoqué son parcours personnel, nous allons parler de privilèges et d’oppressions.

N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46, je répète 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission sur le site causecommune.fm, bouton chat, salon Chemins de traverse.

Alors Nathalie, on a compris ce qui t’a amené à traiter sur ce que tu fais actuellement.

Et donc l’idée de l’invitation de l’émission, c’est l’an dernier, j’ai lu un livre qui s’appelle : « En finir avec les discriminations » parce que c’est la version poche.

Alors l’historique, en fait, c’est que Florence Chabanois de « La Place des Grenouilles » m’informe qu’il y a un atelier qui est organisé avec toi pour aborder ce sujet-là. Il se trouve que ce soir-là, je ne peux pas venir, mais je transmets l’information en interne dans mon organisation et ma collègue Isabella et ma présidente Magali, dite Bookynette, ont assisté à l’atelier, ont récupéré un livre et donc je l’ai lu. Et après ce livre, je me suis dit, ah ouais, quand même, il y a un avant et un après. Il y a des trucs où on se dit, bon, il y a des avant et des après.

La lecture n’est pas évidente, mais on va en reparler parce qu’effectivement, il y a une certaine remise en cause. Donc, c’est un livre que vous pouvez toujours acheter à la fois en format poche et je crois que le format Marabout…

Nathalie : Le grand format, il y a encore deux librairies qui le conservent précieusement, donc sur « La place des libraires », si vous avez envie d’avoir l’original, il existe encore.

Fred : D’accord.

L’original, le titre, c’est « Mon Oppression… », non, « Mon Privilège, Ton Oppression ».

Nathalie : Et oui, c’est intéressant, c’est la petite caractéristique.

Fred : C’est vrai que depuis tout à l’heure, je fais l’inverse, en fait, je parle d’abord d’oppression, non de privilège.

Pourquoi ce changement de titre entre les deux versions?

Nathalie : Parce que je crois que s’il avait été titré « Ton Privilège, Mon Oppression », ça aurait déjà été plus facile. Parce qu’il y a une vraie interpellation dès le début, parce que c’est Mon Privilège qui crée Ton Oppression. Et alors, bien évidemment, c’est essentiellement les personnes qui sont en situation d’oppression qui n’ont vu aucun problème avec ce titre. Et bien évidemment, les personnes qui sont en situation de privilège qui ont trouvé ce titre problématique. Voilà, c’est déjà une très, très bonne introduction. Et donc, j’ai été très contente qu’il passe en poche puisqu’il devient plus accessible financièrement. Les livres étant horriblement chers. Avec cette condition de changement de titre, voilà, qui fait que ça devient moins assertif, pour reprendre une expression très à la mode.

Je vous invite à découvrir le travail de Miki Kashtan. C’est une Américaine avec qui j’ai beaucoup travaillé, qui m’a formée sur les sujets de l’ambiance politique.

Quand je lui avais dit, voilà, j’ai sorti ce livre, « Mon Privilège, Ton Oppression », elle m’avait répondu très clairement : « c’est merveilleux. Et je suis très impressionnée par l’audace de ton titre ». Et je n’avais pas trop compris pourquoi elle était…, déjà, j’étais impressionnée qu’elle soit impressionnée, et je me suis dit, wow, et je n’avais pas compris pourquoi. Et quelques mois après, j’ai compris, qu’effectivement, quand j’étais en salon, le monde se divisait en deux. Les personnes qui enfin disaient, ah!, mais oui!, ça existe, oui!, c’est ça!, oui!. Et puis les autres, ils disaient, ah non, mais moi, non, non, non, là, ce titre est beaucoup trop violent. Ça ne peut pas être non-violent. Donc, oui, et pourtant, c’est exactement ça, le rythme : c’est « Mon Privilège, Ton Oppression ».

Fred : Alors, on va justement commencer par le « Mon Privilège ».

Déjà, pour une première question toute simple, qu’est-ce que vous… , tu entends, alors…

Nathalie : Oui, c’est compliqué.

Fred : Le vouvoiement, le tutoiement, oui.

Qu’est-ce que tu entends par privilège ? Déjà, première question.

Nathalie : Oui, déjà, ça fait énormément de débat. Je crois que c’est le terme même, d’ailleurs, certaines personnes, certains penseurs, penseuses, utilisent plutôt les avantages indus plutôt que privilèges. On sent déjà qu’il y a quelque chose qui se…voilà.

Fred : C’est moins fort, en tout cas.

Nathalie : C’est moins fort. Parce que privilège, on pense tout de suite, je ne sais pas moi, à des comptes en banque exorbitants, à des baignoires en marbre avec des robinets en or, je ne sais pas. Chacun ses fantasmes. Et quelque chose de vraiment, de somptuaire. Privilège : c’est ce que j’ai du fait de mon existence. Voilà. C’est-à-dire vraiment quelque chose…

Fred : Du fait de notre simple existence. De ma simple existence.

Nathalie : Même sans rien faire.

Fred : D’accord.

Nathalie : Et les exemples sont multiples. Déjà, la couleur de la peau. Je n’ai pas fait grand-chose pour avoir une peau blanche. Et il s’avère que cette peau blanche me protège énormément et m’accorde une quantité incroyable de privilèges à situation égale. Parce qu’on va me dire, par exemple, il y a des personnes blanches qui sont très pauvres. Oui, je ne remets absolument pas ça en question. Qui souffrent aussi. Oui. Et à situation égale, par rapport à des personnes, je vais utiliser le mot racisé, même celui-là aussi est un mot qui prête à débat, vont être en situation encore plus difficile du fait de la couleur de leur peau.

Fred : Tout simplement, par exemple, à situation égale, comme tu le dis, toi ou moi qui sommes des personnes blanches, on a beaucoup moins de risques de se faire contrôler par la police que des personnes, je reprends le terme que tu employais, racisées.

Nathalie : Oui, moi, je peux sortir de chez moi sans mes papiers en n’ayant absolument aucune inquiétude.

Fred : Aucune peur.

Nathalie : Ah non, vraiment, c’est… Qu’est-ce qui peut m’arriver ? Alors qu’effectivement, je sais parfaitement, mais je ne fais que le savoir, c’est ça qui va être important dans ce travail sur l’intégration de quels sont les privilèges et qu’est-ce que ça fait dans la société ? Et qu’est-ce que c’est qu’être en situation d’oppression ? Je sais intellectuellement que pour certains et certaines, c’est impensable parce que c’est prendre un risque énorme vu qu’il y a des contrôles quotidiens et qu’un contrôle sans des papiers d’identité, c’est être en situation délicate, voire illégale.

Et donc, il y a une peur permanente. J’ai oublié mon sac, j’ai oublié mes papiers et je suis en danger. Je peux le comprendre intellectuellement, mais tout le travail, ça va être de l’intégrer le plus possible aussi au niveau expérientiel et émotionnel, pour bien prendre la mesure des situations effroyables que nos contemporains, nos concitoyens, nos concitoyennes autour de nous vivent, et ce que nous, de l’endroit de nos privilèges, nous ne vivons pas.

Donc, la couleur de ma peau, l’origine, mon origine socio-professionnelle, de ma famille, l’accès aux études, le passeport, passeport français, c’est un privilège énorme, on ne s’en rend pas compte, on se dit oh j’ai un passeport, c’est quelque chose d’immense. Le genre, en tout cas le genre avec toute l’assignation sociétale autour du genre, qui crée des privilèges juste en étant un homme, de façon très claire.

Fred : Dans ce cadre-là, j’ai évidemment plus de privilèges que toi.

Nathalie : Ah oui, très clairement. Ce qu’on appelle les choix romantiques, c’est-à-dire l’orientation sexuelle, c’est plus compliqué, c’est-à-dire effectivement tout ce qui va être autour de l’hétérosexisme, c’est son cousin de l’homophobie, moi j’essaie d’éviter les termes phobie.

Fred : Alors justement, effectivement, parce que dans ton livre tu parles d’hétérosexisme.

Nathalie : Qu’est-ce que c’est donc ?

Fred : Et oui, c’est un terme que moi je ne connaissais pas. Effectivement, tu expliques que toi tu évites les termes qui se terminent en phobie. Pourquoi en fait ?

Nathalie : Parce que c’est comme la grossophobie, je choisis mincisme. Déjà ça permet de mettre de manière claire le système dominant, c’est-à-dire l’hétérosexisme, l’hétérosexualité du coup, et le mincisme, cette espèce de fantasme autour d’une vision de la minceur. Déjà donc, hop, ça me permet de montrer beaucoup plus quel est le système dominant et donc normatif, et j’enlève le côté phobie qui va donner une espèce d’autorisation parce qu’on va être dans l’univers de la psychologie, et donc je ne peux pas en vouloir à quelqu’un qui a une phobie des araignées. C’est quelque chose, c’est une répulsion qui est quasiment autorisée puisque ça fait partie des choses qui peuvent être dégoûtantes. Donc non, en fait, c’est pas possible.

Fred : D’où le fait que tu utilises les termes hétérosexisme, mincisme, plutôt que grossophobie, etc. Donc là, cette première étape, c’est de reconnaître qu’on a ces privilèges de par sa simple existence, et la deuxième étape c’est de reconnaître qu’on participe à un système de domination même si on ne fait rien, même si on n’a aucun acte.

Nathalie : Alors déjà, on n’a pas aucun acte. Là, on va perdre du monde. Restez, il y a des super musiques après. Oui, déjà, on ne le trouve pas dans mon bouquin, mais on le trouve partout sur Internet, il y a une roue des privilèges qui est très très bien faite, qui permet effectivement juste de se positionner en disant, voilà, quel âge j’ai, quelle est ma condition physique, quel est mon état de santé mentale, quelle est ma taille, quel est mon poids, quel est mon genre assigné par la société.

Fred : Quelle langue on parle, etc.

Nathalie : Voilà, tout à fait.

Et puis là, on arrive un peu à voir à quel endroit on se trouve. Plus on est au centre et plus c’est difficile, et plus on est à l’extérieur, et plus c’est facile. Déjà, un petit état des lieux, ça ne fait pas de mal, déjà. Ensuite, moi, ce que j’ai pu remarquer aussi en travaillant beaucoup dans les associations, puisque je travaillais dans toutes sortes d’associations, dans tous sortes de sujets, c’est qu’on adresse essentiellement les oppressions.

C’est-à-dire qu’on va s’intéresser à la souffrance, ce qui est important, et on va essayer de la contenir, ou de la réparer, ou de mettre des espèces de patch pour que ça aille mieux, sans s’adresser à la raison de l’existence de la souffrance, c’est-à-dire des systèmes de domination. C’est très intéressant. C’est-à-dire qu’on ne va pas jusqu’aux symptômes. On va donner un Doliprane sur une fièvre, on va mettre de la morphine sur une souffrance, mais on ne va pas se poser la question d’où vient cette fièvre, d’où vient cette souffrance. Parce que c’est gênant, en fait. Parce que si on fait ce travail plus consciencieux, on va voir que c’est nous.

Comme je dis toujours, si seules les personnes qui se revendiquent à 100%, hétérosexistes, validistes, classistes, racistes, toute la joyeuse bande des discriminations, et qui se revendiquent, qui disent « moi j’ai aucun problème avec ça, c’est ma manière de penser, c’est comme ça que le monde doit être ». Si c’était uniquement ces personnes qui agissaient dans le monde, ce serait intenable pour ces personnes de mettre le monde dans l’état dans lequel il est aujourd’hui. C’est-à-dire que même 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ils n’auraient pas assez de temps. Nous faisons intégralement partie du système, nous faisons intégralement partie du problème. Que nous le voulions ou non.

C’est-à-dire que tous ces systèmes de discrimination ne sont pas à l’extérieur de nous, ils font partie des récits sociétaux dans lesquels nous baignons, dans lesquels nous avons été conditionnés, éduqués, dans lesquels nous vivons, et ils nous ont imprégnés. Nous les avons engrammés. C’est comme si on avait de la toxicité parce qu’on a mangé trop de sucre. Le travail déjà, c’est après avoir fait ces états des lieux, c’est de se dire « j’ai quand même un paquet de privilèges ». Juste en étant moi-même, ça veut dire quoi ? Pourtant je ne fais rien.

Fred : Les personnes qui nous écoutent vont dire « moi je ne fais rien de mal ».

Nathalie : Ah non, moi je suis même antiraciste, moi je donne 10 euros par mois à telle association, je fais toutes les manifestations. Je pose la question avec la quantité d’observatoires qu’il y a, même de lois, qui sont votées régulièrement, quand on voit le nombre d’espèces de soubresauts réguliers, et puis alors en ce moment on est dans un soubresaut qui est nauséabond de toutes les discriminations et de toute la violence sociétale dans laquelle on est, on n’a pas avancé, pas beaucoup, enfin un peu bien sûr.

Mais pas suffisamment, par rapport à toute l’énergie qui a pu être développée de manière tout à fait volontaire, et tout à fait de bonne foi, et tout à fait réelle, des systèmes associatifs et des militants et des militantes. Il n’y a aucune remise en question sur la pertinence et l’envie réelle, avec, je le remarque, par contre, un système de miroir qui n’existe pas, c’est-à-dire « et moi là-dedans ? ».

Moi là-dedans, j’en fais intégralement partie, et le deuxième travail c’est de l’admettre, de ne pas se trouver de justification, de ne pas sortir ses cartes d’adhésion à différentes associations, de ne pas rappeler son planning des manifestations de l’année passée. C’est de se regarder faire, de s’écouter, et puis de poser des questions aussi aux gens qui sont concernés par les oppressions, en disant « qu’est-ce que tu peux me dire de moi ?

Qu’est-ce que tu peux me dire du collectif dans lequel je travaille et dans lequel je participe ? » Parce qu’à partir du moment où on commence à écouter vraiment, alors là, je peux vous assurer qu’on a un maximum d’informations et qu’on a un maximum d’effets miroirs très désagréables, mais qui sont indispensables. Et l’idée ce n’est pas après de se justifier, ce qu’on fait en général, en disant « oui mais je l’ai pas fait exprès, ce n’était pas du tout mon intention », quand on lance des remarques sexistes ou des remarques mincistes ou des blagues douteuses, « tu me connais pourtant ».

Toutes ces phrases-là qu’on entend. Déjà, c’est d’essayer d’arrêter cette justification qui est au service, parce que ça fait mal pour moi de me rendre compte que je ne suis pas à l’endroit où j’aimerais être. Et puis ensuite, c’est de se dire « qu’est-ce que je vais faire de mes privilèges ?» C’est-à-dire sortir aussi de la culpabilité, parce que ça n’avance pas, ça ne fait pas beaucoup avancer l’histoire de se sentir coupable. Ça crée au contraire de la honte, et la honte fait partie du système dans lequel nous vivons. Ce sont des énergies qui ont été mises en place pour nous éviter notre expansion, notre créativité, pour éviter la honte. C’est très culturel.

Ok, je vois toutes mes ombres, je vais les visiter, je vais les gratter, ce n’est pas agréable. Et puis je vais voir ce que je peux faire de mes privilèges.

Fred : Avant d’aborder cette partie de ce qu’on peut faire, je relaie une question qui est sur le salon web de l’émission. N’hésitez pas à venir sur causecommune.fm, bouton tcat, salon Chemins de Traverse, qui revient un petit peu sur le début, sur la prise de conscience des privilèges dont on dispose par sa simple existence.

Julie demande, peut-être n’étons pas assez empathique ?

Nathalie : Oui. L’empathie, bien sûr Julie. Alors l’empathie, elle se travaille. Il y a une espèce de fantasme comme ça, où on dit que l’empathie c’est soit d’inné, soit de pas inné. Les enfants sont hyper empathiques. Non. Certaines personnes sont plus empathiques que d’autres ? Oui. Mais c’est un muscle, l’empathie. C’est un muscle qui nécessite un travail permanent, qui nécessite aussi les privilèges, le privilège d’une santé physique et d’une santé mentale en forme. C’est une responsabilité collective.

J’ai cru entendre à un moment donné qu’il y avait l’envie de faire des cours d’empathie à l’école. Bon, bien sûr. Là, il y a un peu d’ironie dans ma voix. Bien sûr. Mais c’est un vrai projet sociétal. Il faut savoir que, aussi, chaque individu, selon ce qu’il ou elle traverse, va avoir des niveaux d’empathie plus ou moins bas, plus ou moins hauts. Donc, c’est vraiment quelque chose d’extrêmement fluctuant, sur lequel il est important de garder son œil comme une espèce de jauge. Quel est mon état d’empathie ? Parfois, je ne peux pas. Et ce n’est pas grave, parce que j’ai trop à gérer pour moi-même, parce qu’il y a trop de souffrances, parce qu’il y a trop de difficultés. Puisque l’empathie, c’est une capacité à s’ouvrir à l’autre et à faire de la place à l’autre.

Donc, il faut qu’à l’intérieur de moi, il y ait suffisamment d’espace aussi pour recevoir et accueillir, comme j’ai effectivement ce terme qui est important. Ça ne veut pas dire être d’accord ! mais accueillir l’autre pour pouvoir effectivement rentrer en connexion et dialoguer. Donc, l’empathie, elle est essentielle. C’est évident que c’est l’ingrédient actif, le plus important qu’il faudrait mettre en place.

Fred : Tu as dit que l’empathie, ça se muscle ? Comment ça se muscle ?

Nathalie : Déjà, en prenant soin de soi. C’est Audre Lorde, que j’aimerais aussi citer, parce que c’est une penseuse extraordinaire qui n’est pas assez citée, qui n’est pas assez connue, qui n’est pas assez lue. Et ce n’est pas un hasard, c’est parce que politiquement, c’est extrêmement gênant. Qui dit que prendre soin de soi, c’est révolutionnaire. Prendre soin de soi, c’est révolutionnaire. Attention, parce que là, je vois débarquer sur ma gauche des gourous du développement personnel qui disent, alors, c’est bien ce qu’on te dit depuis le début.

Fred : Au début, tu as parlé du développement personnel.

Nathalie : Prendre soin de soi en lien avec l’autre.

Fred : Est-ce que tu peux reciter le nom de cette personne ?

Nathalie : Audre Lorde.

Fred : D’accord, on glissera dans les notes de l’épisode les références.

Nathalie : Lisez-la ! L’une de ses grandes phrases, moi, qui me porte, c’est « On ne peut pas détruire la maison du maître avec les outils du maître ».

Fred : Ah, donc c’est elle, d’accord. Est-ce que tu peux expliquer comment elle s’appelle ? Parce que sur le salon web, on me demande comment ça s’appelle.

Nathalie : C’est Audre Lorde.

Fred : Audre Lorde.

Nathalie : Oui, tout à fait. C’est une poétesse, militante, philosophe, dont la voix n’est pas suffisamment relayée.

Fred : Donc, c’est prendre soin.

Nathalie : Prendre soin de soi, c’est révolutionnaire, en lien avec les autres, bien évidemment. De toute façon, je ne peux pas donner quelque chose que je n’ai pas. Je suis vide, je ne peux donner que du vide. Donc, si je n’ai pas moi-même de l’empathie et de la prise de soin pour moi, je ne peux pas donner de l’empathie et de la prise de soin pour les autres. Ce n’est pas possible. C’est pour ça aussi qu’il y a certaines exigences de non-violence sur des populations très précarisées, très souffrantes, qui sont pour moi insupportables. C’est-à-dire, effectivement, de dire à des gens qui souffrent, et ça, ça fait partie du système d’oppression, de dire « ah les féministes hystériques » ou les gens qui souffrent de racisme, vous pourriez parler un peu plus…

Fred : En fait, c’est ça, c’est le tone policy, ce qu’on appelle de parler moins fort. Parler moins fort, c’est gênant. Parce que ça gêne, en fait, c’est ça ?

Nathalie : Parce que vous ne rendez pas service à la cause. Pas du tout, en fait, c’est parce que ça gêne. Et parce qu’il faut voir aussi qu’il y a un tel niveau de souffrance à un moment donné qu’on ne peut pas exiger de personnes, et posez-vous la question pour vous-même, on ne peut pas exiger de gens qui souffrent d’avoir de l’empathie pour l’extérieur. Ce n’est pas possible. L’empathie, c’est des vases communiquants. C’est là où il y a une co-responsabilité. C’est là où nous sommes dans l’interdépendance. Nous nous donnons ce dont nous avons besoin. C’est vraiment essentiel. Donc, ce sont des jauges en permanence fluctuantes. Et quand, justement, nous avons suffisamment de privilèges pour pouvoir développer notre capacité d’empathie, je crois que ça, c’est un premier pas extrêmement important pour être en capacité d’écouter ce que celles et ceux qui souffrent ont à dire.

Et alors, attention, parce que là, il y a aussi un petit problème qui peut arriver, c’est-à-dire que le step au-dessus de cette écoute, c’est pour travailler « ensemble”, et pas travailler « pour ». C’est-à-dire que nous arrivons vraiment à changer le monde lorsque nous, privilégiés, même si j’ai des endroits d’oppression fort, je suis mariée à une femme, j’ai plus de 50 ans, donc j’ai quelques endroits où ça tape, ça fait assez mal, mais je me mets quand même dans le camp essentiellement des privilégiés.

Lorsque nous aurons compris, nous, privilégiés, que travailler avec celles et ceux qui sont en situation d’oppression, c’est travailler pour nous également. C’est-à-dire que nous n’allons rien perdre, parce que c’est ça le refus d’obstacle, c’est « oui, mais je vais perdre des choses ». Non, nous vivons dans un monde ultra-violent. Nous vivons dans un monde où tous les jours, les tragédies humaines sont absolument insupportables. Avec de l’empathie, d’ailleurs, c’est douloureux d’être en lien avec ce qui se passe autour de nous. Donc il est vraiment extrêmement important d’intégrer, de comprendre en profondeur que de l’endroit de nos privilèges, nous allons travailler avec celles et ceux qui sont dans des endroits d’oppression, au service de nous toutes et de nous tous. Et non pas : « je vais les aider. » C’est terrible, ça.

D’ailleurs, beaucoup de groupements, de gens qui, effectivement, vivent dans des systèmes d’oppression, ne veulent pas de cette aide. L’idée de l’aide, c’est de considérer que ces personnes sont cassées, ces personnes n’ont pas de ressources, ces personnes ne peuvent pas se débrouiller, il faut les réparer. Alors là, on se retrouve dans un système un peu néocolonial. C’est-à-dire qu’on va les aider, en plus, à notre manière. Sans les écouter. Et puis, en faisant le fameux « je sais ce qui est bon pour toi ». La phrase finale. Et si tu ne nous comprends pas tout de suite, tu nous comprendras plus tard.

On est sur des trucs aussi un peu de parentalité, tu me remercieras plus tard, etc. Donc, c’est de travailler ensemble, parce que c’est comme les gens qui refusent de donner un euro à un SDF dans la rue. Pourquoi, en fait, ce refus ? Enfin, 1 : cet euro ne va pas lui changer la vie. 2 : derrière, il y a quelque chose « oui, mais je n’ai pas envie qu’il le boive », ou « je ne veux pas… », qui suis-je, pour savoir ce qui va être bon pour lui ou pour elle à ce moment-là ? Et dans le classisme, nous avons justement cette espèce d’autorisation à juger de l’utilisation de l’argent par les plus précaires d’entre nous.

Fred : Alors, précise ce qu’est le classisme.

Nathalie : Ça, c’est le…

Fred : Parce que ce n’est pas forcément un terme très connu.

Nathalie : C’est extraordinaire, parce qu’il est connu quasiment nulle part. Et Naomi Klein, qui est une penseuse de l’écologie sociale et politique, dans son premier livre, No Logo, raconte cette histoire, justement, où elle se retrouve dans une de ses multiples réunions avec des gens qui veulent changer le monde. Et puis, il y a une espèce de travail qui est fait sur la hiérarchisation des discriminations. C’est-à-dire, à quelle discrimination on va vraiment documenter, et s’attaquer ? Quelle est la plus importante ? Alors, c’est des débats, c’est le racisme, c’est le sexisme, c’est machin… C’est compliqué, déjà. Hiérarchiser, c’est déjà un sujet.

Puis, il y a une petite voix qui dit, c’est le classisme. Alors, c’est quoi, le classisme ? On se rappelle un peu. C’est le système qui considère que les êtres humains appartiennent à des classes économiques, socio-économiques différentes, et que sur cette base d’appartenance… Parce que dès qu’on met des cases, nous, les êtres humains, on met des hiérarchies, et on met du meilleur au plus bas, il y a donc des droits, ou des devoirs, ou des choses qui sont accessibles, qui ne sont pas accessibles. Et, en fait, c’est au cœur quasiment de toutes les discriminations. Et oui, il disparaît, ce classisme. On n’en parle pas, mais il est extrêmement gênant. Parce qu’alors, ça, le niveau de classisme dans les milieux privilégiés est énormissime, et il est extrêmement problématique.

Parce qu’il y a ce récit du mérite, il y a ce récit du tableau Excel et de la réussite, il y a ce récit aussi de cette hiérarchisation des plus précaires d’entre nous. Vous savez, c’est le classisme, l’exemple même du classisme, c’est le marronnier de la rentrée scolaire, de l’aide à la rentrée scolaire. « Ils vont », alors c’est une espèce de masse informe, « ils vont acheter des écrans plats ».

Par contre, on n’a aucun problème, si un ultra-riche décide, je vais revenir sur ma baignoire en marbre avec des robineterie en or, voilà, c’est mon obsession du soir. Ça, ça fait rire, on se dit, bon, c’est un peu farfelu. C’est-à-dire qu’il va y avoir un jugement qui va être porté de manière très cruelle sur les plus précaires d’entre nous. C’est profondément classiste.

Fred : Un peu, dans ton livre, je crois, tu prends l’exemple aussi quand il y a eu cette promotion de Nutella, je ne sais plus dans quel magasin, mais beaucoup de gens étaient choqués en voyant des familles se jeter sur ces promotions de Nutella. Et je crois que tu prends cett exemple, c’est dans ton livre, ça.

Nathalie : Absolument. Ça avait été, dans les journaux, ils appelaient ça « les émeutes Nutella ». Alors déjà, on voit quand même « les émeutes Nutella ». On n’est pas dans la finesse. Et effectivement, à un moment donné, une enseigne avait fait une énorme promotion sur le Nutella. Et j’étais à ce moment-là, je travaillais activement dans les milieux écologiques où il y avait eu…

Fred : C’était Greenpeace à l’époque.

Nathalie : C’était Greenpeace, absolument. Où une partie avait été choquée en disant, mais ce n’est pas possible, on ne va jamais s’en sortir. Si les gens ne comprennent pas ce que ça veut dire le Nutella, la déforestation. En fait, c’était vraiment, c’est un peu comme au moment de la taxe sur l’essence, des Gilets jaunes. C’est un peu, c’est salaud de pauvre, excusez-moi l’expression, mais c’est ça quand même qui est derrière. Ils ne comprennent rien. Et en plus, ils ne font que creuser la difficulté. Alors que les responsabilités sont complètement ailleurs, bien évidemment.

À un moment donné, dans ces populations extrêmement précarisées, parce que le système est classiste et eux-mêmes sont dans un système classiste. Nous sommes tous et toutes dans un système classiste. Il y a une compensation statutaire qui passe par la consommation. Parce que nous sommes dans une société de consommation où la dopamine passe par l’achat. Passe par, ben voilà, j’ai pu acheter quelque chose qui a une marque.

Et cette compensation statutaire par rapport aux enfants, elle est extrêmement forte. Alors ça, on peut interroger le marketing vis-à-vis des enfants qui est horrible. Donc c’était, effectivement, c’est une manière à ce moment-là de pouvoir offrir à ces enfants quelque chose qui, en termes statutaires, dans une société profondément classiste et consumériste, va pouvoir compenser une situation, effectivement, dénigrée par les autres.

Donc la responsabilité, elle est absolument ailleurs qu’à cet endroit-là de ces personnes qui se sont, effectivement, bousculées pour avoir accès à ce produit. Elle est chez nous, les privilégiés. Mais ça, c’est désagréable.

Fred : On va faire une petite respiration musicale. Et je réponds en direct à Julie qui me pose une question. Non, non, nous allons aller jusqu’à 23h30. Tout à fait, on ne va pas couper maintenant. Sinon, on serait en pleine émission. On couperait en plein un sujet très intéressant. Donc on va écouter le deuxième choix musical choisi de nouveau par Nathalie. C’est The Commission par Breton. On se retrouve dans moins de cinq minutes. Belle soirée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles

[ Diffusion de la pause musicale ]

Voix du jingle (Laure-Élise Déniel) : Cause Commune, 93.1.

Fred : Nous venons d’écouter The Commission par Breton. Donc vous êtes toujours sur l’émission Chemins de Traverse sur radio Cause Commune avec Nathalie Achard. Nous parlons de privilèges et d’oppressions.

N’hésitez pas à participer à notre conversation au téléphone en appelant 09 72 51 55 46, je répète 0 90 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission sur le site causecommune.fm, bouton chat, salon « Chemins de traverse ».

En fait c’est tellement passionnant que le temps passe très vite. On est déjà à la première heure de l’émission et on va terminer à 23h30.

Juste avant, on a parlé pas mal de choses parce que c’est parti dans différents sujets, notamment la prise de responsabilité, de notre simple existence nous bénéficions de privilèges et nous participons à ce système dominant oppressif. Une fois qu’on a pris conscience de ce fait, qu’on sait qu’on va agir, en fait après comment on agit ? Dans votre livre, vous détaillez trois niveaux d’action, le niveau personnel, interpersonnel et systémique. Dans le temps qu’il nous reste, est-ce qu’on peut détailler ces trois niveaux, en commençant par le niveau personnel ?

Nathalie : Oui, c’est vraiment de mon expérience. Et puis, je vais un peu dévoiler une petite conversation que nous avons eue pendant la musique. L’expérientiel est essentiel, c’est-à-dire qu’effectivement, lire et ingérer du contenu théorique c’est important, c’est nécessaire, mais ce n’est absolument pas suffisant.

C’est-à-dire que l’expérientiel, nous apprenons par le corps, par nos neurones miroirs. Les enfants en ont plein, plein, plein, c’est-à-dire dans la reproduction, et nous continuons à en avoir jusqu’à la fin de nos jours. L’empathie, d’ailleurs, est adossée à ces fameux neurones miroirs. Donc c’est en voyant, en expérimentant, en ressentant.

Nous sommes dans une culture qui coupe un peu la tête du corps, alors que normalement on meurt, même si c’est une tradition révolutionnaire. C’est important d’être dans ce côté concret sur le terrain. Et donc, sur le terrain aussi, j’ai pu me rendre compte que par rapport au militantisme, il pouvait y avoir beaucoup de désespérance.

Le burn-out militant existe parce qu’il y a une envie d’aller tout de suite changer le système, c’est-à-dire le systémique, bien évidemment, ça tombe tout le sens, changer la machine, le moteur, la structure. Cependant, ce n’est pas si simple que ça, surtout si on souhaite le faire de manière non-violente. Et même en le faisant de manière violente, en faisant tout péter, en gros, on se rend compte que les systèmes de révolution extrémistes, au sens violent du terme, n’accouchent que d’autres révolutions de contre-feu et de vengeance.

Fred : La violence génère la vengeance. La violence génère la violence.

Nathalie : Mais c’est bien comme lapsus, j’aime beaucoup. La violence génère la vengeance. On est au bon endroit. Donc, je sais que j’aide en général les structures, les individus et les militants en invitant à couper un peu de manière artificielle l’implication individuelle à trois stades. Le stade individuel, le stade interpersonnel et le stade systémique.

Parce que j’ai pu observer aussi que le système va changer un peu comme à la manière d’une plante, c’est-à-dire de manière capillaire, c’est-à-dire en commençant par l’individu, en montant dans la tige de l’interpersonnel, et hop, à un moment donné, parce qu’un individu qui va être porté, parce que nous travaillons collectivement, il n’y a pas un seul individu, il faut arrêter aussi avec ce fantasme d’un sauveur ou d’une sauveuse, ce ne peut être que collectivement que nous allons changer cette société, et que donc vraiment, collectivement, on va faire monter des idées et des intentions de changement sociétaux.

Donc, on commence par la racine, on commence par soi. Alors, la fameuse tarte à la crème, « soit le changement que tu veux voir advenir », qui est en plein de signatures, de mails, qui est intéressant, c’est intéressant, mais ça a été tellement banalisé que ça n’a plus de sens. Ou alors effectivement que ça a été un sens qui a été un peu erroné en disant, ben voilà, travaille uniquement sur toi. Cependant, la prise de conscience de qui je suis, de mes limites, la prise de conscience de mes privilèges, de mes oppressions aussi, de mon implication, de la façon dont j’interagis au quotidien avec moi-même, la façon dont je suis en dialogue avec moi-même. La restauration du dialogue, elle se fait déjà avec moi, avant de pouvoir la faire avec les autres.

C’est un travail énorme, avec la visite de mes caves, de mes souterrains et de mes ombres, avec le temps d’intégrer tout ça aussi, parce qu’il y a un temps organique d’intégration qui est fort, qui est important. Ce n’est pas quand c’est à destination de la transformation sociétale, c’est-à-dire quand j’ai intégré complètement le fait que nous sommes interdépendants, interdépendantes, c’est déjà révolutionnaire, je rejoins, prendre soin de soi, c’est révolutionnaire.

L’interdépendance, comme l’empathie, moi j’aimerais qu’on l’enseigne à l’école, cette notion d’interdépendance. Rapidement, je vais vous proposer, prenez-le si vous avez envie de faire un tout petit exercice de visualisation que je fais souvent, c’est de fermer les yeux, ou pas, en tout cas de se concentrer et d’être sur soi-même, et d’enlever symboliquement tout ce qui m’appartient, mais que j’ai en lien avec quelqu’un. Ici, maintenant, ou très loin dans le temps, ou très loin dans l’espace, donc mes vêtements, mon éducation. Au fur et à mesure, en fait, je n’ai plus rien.

Fred : Le métro que vous avez pris pour venir.

Nathalie : Voilà, le métro, et ça remonte juste à la personne qui a réussi à faire un jour du feu, donc ça remonte très très loin quand même. Et en fait, au final, je ne suis rien, si je ne suis pas en lien avec ici, maintenant, loin dans le temps ou dans l’espace.

Cette interdépendance, c’est la raison de notre existence. Et vraiment, intégrer ça de manière profonde, ça change complètement le point de vue de ma place dans le monde et de la place des autres. Et donc, ce changement personnel avec cette interdépendance très présente, ça va changer quelque chose.

Quand je vais faire ce travail d’introspection, et ce travail de visite de mes caves, et de rangement de mes caves, et de deuil de mon idéal, et du deuil de certains de mes idéaux, qui sont des deuils transformatifs, ce sont des deuils de Phénix, ce n’est pas deuil, hop, il n’y a plus rien, c’est transformatif. Je m’éloigne de quelque chose qui n’est pas accessible pour arriver à quelque chose d’accessible, et qui va me permettre de m’épanouir, au service, bien sûr, du collectif et du vivant, au sens large du terme.

Après, bien évidemment, cette coupure est un peu artificielle, tout ça est fluide et organique, ça va être aussi dans l’interdépendance et dans l’interpersonnel.

Fred : Avant l’interpersonnel, juste revenir sur la partie personnelle, dans ton livre, tu expliques notamment qu’il y a deux choses qu’il est possible de faire. C’est déjà se former tout seul, parce qu’il y a beaucoup de ressources qui existent, des podcasts, des livres, etc., dont le tien évidemment, et l’écoute des récits des personnes opprimées, avec l’expression que tu as employée tout à l’heure, l’écoute inconditionnelle.

Nathalie : Oui, absolument.

Fred : Est-ce que tu veux juste expliquer ce que tu entends par écoute inconditionnelle ?

Nathalie : Oui, alors effectivement, je crois qu’il y a vraiment, Miki Haschan dit, « do your homework », c’est-à-dire faites votre travail à la maison. Quand on est en position de privilégié, on a quand même accès à une quantité incroyable de ressources. Et demander aussi à celles et ceux qui souffrent de raconter leurs souffrances, c’est quand même faire peser aussi à celles et ceux qui souffrent une charge mentale et émotionnelle énorme, puisque c’est parler et reparler de ces traumas, et c’est très souffrant.

Donc je peux effectivement demander à ce qu’on m’explique, « qu’est-ce qui se passe pour toi », et accepter qu’on ne me réponde pas aussi. Ça c’est très important. Et pas dire, « ah bah oui, mais c’est parce que je veux t’aider », enfin toutes ces choses-là qui… Par contre, quand effectivement il va y avoir quelqu’un qui va m’offrir son témoignage, m’offrir son récit intime, ce qui est un cadeau immense, l’accueil inconditionnel, c’est de laisser cet espace à l’intérieur de moi pour tout prendre, absolument tout.

Fred : Sans jugement préalable ?

Nathalie : Sans jugement. Et entendre les petites voix de jugement qui débarquent, parce que le sans jugement ça n’existe pas. Ça n’existe pas. Vraiment, il faut se détendre avec ça, c’est un mécanisme automatique. C’est comme si je disais, il faut arrêter de respirer pour qu’il n’y ait plus de CO2 dans l’air, c’est pas possible. Donc, les petites voix qui jugent, qui minimisent, qui relativisent, qui mettent en question, « mais c’est un peu exagéré, mais c’est pas du tout… » Voilà, tout ça, les entendre. C’est-à-dire l’accueil, il est à plusieurs niveaux, c’est comme si vous aviez plusieurs écrans d’ordinateurs ouverts, où vous voyez votre écran à vous, avec vos jugements, vous voyez votre écran de ce que ça vous fait émotionnellement.

Et vraiment, se laisser traverser pleinement, parce que l’autre va me faire comme cadeau de son récit, et me préparer à entendre des choses désagréables. Bien sûr, désagréable dans le sens où la souffrance de l’autre est désagréable, et aussi désagréable parce que ça va me remettre en question. Il va y avoir, forcément, de l’endroit du privilège dans lequel je suis, des accusations qui peuvent arriver.

Fred : C’est peut-être le point, d’ailleurs, le plus difficile.

Nathalie : Oh là là !

Fred : Parce qu’effectivement, ça remet en cause beaucoup de croyances, beaucoup de certitudes qu’on a. Donc, ça ne doit pas du tout être évident.

Nathalie : Non, ce n’est pas du tout évident. Et quand j’accompagne des gens qui veulent devenir des alliés, parce qu’il y a tout un processus pour devenir un allié ou une alliée, c’est-à-dire, effectivement, mettre son privilège au service, et non pas pour aider, mais au service d’une progression collective et interdépendante. Je sais qu’il y a ces moments, comme j’appelle les conversations difficiles, c’est des moments où ça achoppe. Ou même s’entendre dire « mais tu ne peux pas comprendre de toute façon ». C’est difficile. « Si, mais je peux comprendre ». « Non, c’est impossible que tu comprennes ». « Oui, mais pourtant, je suis là avec vous ».

Oui, il y a des choses que je ne peux pas comprendre, au sens premier du terme, c’est-à-dire prendre avec moi. Il y a des expériences émotionnelles, physiques, physiologiques, psychiques, auxquelles je peux m’en rapprocher au maximum. Et pour m’en rapprocher au maximum, il y a la nécessité d’avoir une confiance totale. C’est là où c’est inconditionnel, c’est-à-dire que ce que la personne me raconte, c’est ce qu’elle vit, c’est ce qu’elle ressent. Et il n’y a absolument aucun jugement à porter dessus. Et donc, quand je dis que l’accueil inconditionnel, ce n’est pas forcément être d’accord, c’est à d’autres endroits. C’est-à-dire que quand j’accompagnais les hommes condamnés pour violences sexistes ou sexuelles, ou pour les hommes condamnés pour terrorisme, j’étais dans un accueil inconditionnel de tout ce qu’ils me disaient, mais je n’étais pas forcément d’accord, même pas du tout, avec les stratégies qu’ils utilisaient pour s’exprimer, qui étaient des stratégies violentes, entendables, mais non supportables.

Et donc, il y a toutes ces petites voix qui vont se mettre en position de défense, déjà pour me protéger moi, en disant que je ne suis pas ce monstre, qu’on essaie de me montrer, et aussi parce que ça peut être extrêmement douloureux comme expérience d’entendre la douleur d’un autre, surtout si on est très empathique, paradoxalement. L’une des grandes violences d’un allié ou d’une alliée débutante, ça va être de minimiser ou de relativiser la souffrance de l’autre. Alors ça, c’est vraiment terrible. Si je pouvais donner juste un conseil, c’est d’essayer d’éviter de faire ça.

Fred : Genre dire « c’est pas si grave, ou tu exagères » c’est ça ?

Nathalie : « C’est pas si grave » ou « tu exagères, mais t’as dû faire quelque chose, c’est pas possible. Dans quel monde vis-tu ? » Tout ce qu’on peut entendre, ce qu’on peut lire sur tous les réseaux sociaux dès que quelqu’un commence effectivement à partager sa souffrance. Vraiment, c’est des cas d’école de minimisation.

Parce que ça, c’est une violence interpersonnelle terrible. C’est de ne pas croire en la souffrance de l’autre. Et on ne demande pas de croire ou de ne pas croire. Vraiment, l’endroit un peu idéal dans lequel il serait bon d’arriver, c’est de simplement l’accueillir. Même si effectivement, aujourd’hui, on a ces phrases, « je te crois », « je te vois », qui sont des phrases puissantes, si elles sont dites avec une véritable intégration émotionnelle. J’entends parfois ça un peu de manière automatique. Je suis un peu gênée par l’automatisme. Mais en tout cas, ça veut dire quelque chose de très profond, ça je te vois.

Fred : D’accord. On va passer au niveau interpersonnel.

Nathalie : Interpersonnel.

Fred : Vu qu’il ne nous reste pas beaucoup de temps. Donc là, on est au niveau personnel, on passe au niveau interpersonnel. Qu’est-ce qu’il est possible de faire ?

Nathalie : Alors, plein de choses, honnêtement. Que ce soit dans le travail, dans la famille, les amis, dans la relation intime. C’est-à-dire, j’invite les personnes que j’accompagne à mettre en place un milliard de…, une table de mixage, une table de jauge et de se regarder le plus possible. C’est-à-dire de devenir observateur, observatrice de soi-même dans ses interactions avec les autres. D’augmenter aussi sa capacité d’écoute des feedbacks des autres par rapport à ce que je peux faire ou ce que je peux dire.

Et enrichi de ce travail que j’ai pu faire sur mes ombres, de me voir tomber. Parce que je me verrais toujours tomber pour le moment. Et de me relever en sachant pourquoi je suis tombé. Et à chaque fois, en enrichissant ma connaissance de la situation. Et ça, ça ne peut se faire que dans l’interpersonnel. Et c’est à chaque endroit où je vais déposer mon intention d’empathie, déposer mon intention d’écoute inconditionnelle, déposer mon intention de ne pas laisser passer une micro-agression de moi-même.

Fred : De ne pas laisser passer des blagues, par exemple.

Nathalie : On est sur « on ne peut plus rire, on ne peut plus rien dire, on ne peut plus rire ». Peut-on être non-violent et drôle ? C’est vraiment une bonne question. Je le pense. Le rire sur, plutôt que le rire avec.

Il y a plein de manières d’être drôle. Je ne vous raconterai pas l’histoire des œufs sur le plat. Mais c’est un rire qui n’est pas dépréciatif. Oui, le rire, la petite blague, vous savez, ou la remarque tellement intégrée au quotidien qu’on ne s’en rend même plus compte. Et ça, personne n’est à l’abri de ça. Vraiment, personne n’est à l’abri de ça. Donc, ce n’est pas grave. Faire comme Difool, « ce n’est pas grave. C’est ton corps qui change ». Mais là, vraiment, ça segmente au niveau de l’âge, ce que je viens de dire. Mais c’est important, du coup, de le voir. Et puis après, si tout de suite, je n’arrive pas à l’intégrer, de faire mon travail chez moi. Là, vraiment, je suis tombée. Je suis tombée dans le piège du conditionnement auquel je suis.

Fred : Et si c’est l’inverse ? Par exemple, si on est en famille ou avec des potes et qu’il y a un pote ou quelqu’un de la famille qui, justement, fait une blague qu’il ne devrait pas faire. Comment on réagit ?

Nathalie : Ça, c’est hyper intéressant. Parce que la première chose que j’invite tout le monde à faire, c’est de savoir est-ce que vous riez vraiment ? Voilà. Ça, c’est un très bon indice. Je sais qu’à force de travail et de grattage de mes ombres, il y a des choses où je ne suis plus du tout capable de rire. On casse l’ambiance. C’est aussi la nouvelle expression. C’est-à-dire : « bin dis donc, tu casses l’ambiance. Ça ne te fait pas rire » C’est un très bon indicateur. Plus vraiment le système automatique du rire. Je vous invite à relire Bergson, le rire, même si c’est un peu daté. Parce qu’il raconte bien ce que c’est que ce rire qui crée collectif, qui permet de souder, en général, contre quelqu’un. Ça fonctionne toujours.

Et de voir chez soi, d’ailleurs, comment ça fait quand j’ai ri d’un truc qui est horrible. D’accord, j’ai encore un peu de boulot à faire. Donc oui, quand ça arrive et que ça ne me fait plus rire, de toute façon, on est tout de suite repéré dans un groupe d’amis ou en famille. Quand il y a une bonne grosse blague, tout le monde est mort de rire et que vous êtes là sans rire. En général, on vous interpelle. Parce que c’est insupportable. Vous sortez du groupe. Je parlais du sentiment de solitude et de la solitude que cette démarche peut enclencher. Elle est réelle. Je ne veux pas vendre du rêve.

Fred : Vous passez pour la chieuse ou le chieur de service.

Nathalie : Oui, on casse l’ambiance. « C’est vraiment pas possible. Ça va quoi. Ok, tu fais ça au boulot. Mais là, on n’est pas au boulot ». Mais c’est insupportable, en fait. C’est de partager. Moi, je partage l’insupportable de ce que ça me fait. C’est-à-dire que je ne vais pas dire que tu es vraiment un gros raciste, un gros sexiste. La conversation s’arrête assez rapidement. Il suffit qu’en plus, il y ait un peu d’alcool par-dessus et c’est fini.

C’est-à-dire que moi, je suis absolument dans l’incapacité de rire. Là, parce que ça touche un sujet qui aujourd’hui, à travers le monde, fait des millions et des millions de morts. Donc, non, je ne peux pas rire. Vraiment, déjà, montrer ce qui se passe en moi, c’est essentiel. Aujourd’hui, c’est essentiel. Faire miroir, après… Pareil, si je veux à tout prix que l’autre en face de moi change pour que ça ne va pas fonctionner, on le sait très bien, on ne peut pas faire changer les gens. Contre leur volonté. Non, non, ce serait tellement formidable. Mais non, ce serait extrêmement oppressif en même temps.

Fred : Au niveau de l’interpersonnel, il y a aussi peut-être le partage de ce qu’on apprend et de mettre en place des actions. Par exemple, dans des organisations qui, par exemple, dans le monde du logiciel libre, qui est un monde que je connais bien, le monde de l’informatique, vu qu’on a une émission sur le sujet sur Causes Communes. C’est un monde qui est très masculin, qui peut être très sexiste et on peut mettre en place des choses pour corriger ça.

Nathalie : Oui, oui, tout à fait.

À tous les endroits, on peut mettre en place des choses. L’idée, c’est vraiment d’avoir la clarté sur l’intention, pourquoi on le fait, avoir une vision assez claire, même s’il y a toujours des surprises, des conséquences que ça va avoir, parce qu’elles ne sont pas forcément faciles. Mais il y a vraiment de quoi travailler avant d’aller tout de suite attaquer le système. C’est assez soulageant et libératoire de crier sur le système, mais ça ne fait rien avancer. Vraiment, à nos niveaux individuels et à nos niveaux collectifs dans nos communautés, et toujours ensemble, jamais seul. Ça, c’est extrêmement important aussi.

Fred : C’est ce que vous dites, la clé de voute, de l’engagement, c’est jamais seul.

Nathalie : Jamais seul. Vraiment jamais seul, parce que c’est lourd, parce qu’il y a des grands moments, des matins gris de désespérance, parce qu’il peut y avoir une mise en danger émotionnelle, psychique. Il y a aussi ce sentiment de solitude qui peut arriver à un moment donné si je n’arrive pas à trouver un groupe dans lequel il y a quelques affinités qui me permettent de me renforcer. Et là aussi, nous avons dans les groupes militants un devoir qui n’est pas toujours rempli, de prendre soin les unes des uns des autres, qui est vraiment essentiel. L’épuisement vient de ce manque de soin. Donc, vraiment, jamais, jamais seul. Et partout, nous pouvons commencer à semer, en tout cas, ces intentions d’être ensemble différemment. Et après, il y a le systémique.

Fred : Pour finir, il y a quelques minutes qui nous restent. Qu’est-ce qu’on peut faire sur le systémique ?

Nathalie : Là, honnêtement

Fred : Surtout aujourd’hui.

Nathalie : Oui, surtout aujourd’hui. Là, aujourd’hui, comme je vous le disais, c’est en capillarité. C’est-à-dire qu’à un moment donné, comme à un moment donné, un homme est arrivé à la tribune de l’Assemblée nationale et a œuvré pour faire abolir la peine de mort. Cet homme était issu de cette capillarité du personnel à l’interpersonnel, jusqu’à ce qu’un jour, un être humain, quel qu’il soit, arrive à un endroit de pouvoir et l’exerce au service de toutes et tous. Ou on pose des bombes, mais ça ne sert à rien. Je vous le dis sincèrement.

Fred : Ça m’aurait étonné de ta part, franchement.

Nathalie : Ça soulage, sûrement. Moi, j’ai des moments où je me dis que ce n’est pas possible. Honnêtement, je les assume pleinement, ces moments où je me dis que c’est bon, qu’il n’y a pas de solution. Il faut tout remettre à zéro.

Fred : Justement, comment tu gères ces moments de découragement ?

Nathalie : Je les accueille également, pleinement. C’est-à-dire que je ne me juge pas. Je me dis, là, meuf, tu es arrivé à un moment où tu n’en peux plus. Parce que c’est tellement horrible. Tu te dis, non, mais reset. Et puis, recommençons l’humanité depuis le début. Oui, je suis très en colère. Je suis très épuisée. Le désespoir est là. Et je le traverse. C’est hyper important de le traverser.

Pas de dire, non, tais-toi, désespoir. On va quand même continuer. Parce que je peux vous dire qu’autrement, il va me coller au basque, à un moment donné, je n’aurai pas assez de force. Il va vraiment me mettre à terre. Je les traverse. Et puis, je reviens. Je reviens plus sur le cognitif. Je me rappelle de ce sur quoi je travaille. Je me rappelle que je fais partie d’une très longue chaîne où il y a eu des gens avant moi. Il y aura des gens après moi. Et que chacun et chacune en pose une pierre, un caillou, un gravier. Et qu’ils sont tous importants. Et que c’est un travail de fourmi. C’est un travail de longue haleine.C’est un travail d’une immense et incroyable beauté à laquelle j’ai la chance de participer. Et là, j’ai moins envie de cramer tout, quoi. Ce n’est pas tout à fait la conclusion non violente qu’on pouvait espérer.Il est 23h30, je pense. Il n’y a pas de souci.

Fred : Il nous reste vraiment très peu de temps. J’avais une question. Je regardais un petit peu les questions que j’avais préparées. Il y a plein de sujets qu’on n’a pas abordés. Parce que tout simplement, on n’a pas eu le temps. Parce que ton livre est très riche et qu’il y a beaucoup de discrimination. J’avais juste une question. Peut-être un peu rapide parce qu’il reste peu de temps. C’est sur le handicap. Tu expliques à un moment, ce que j’avais noté quand même, que le handicap est souvent considéré comme une humanité dégradée alors qu’il peut permettre une autre constitution personnelle épanouissante.

Nathalie : Oui, absolument.

Fred : Ma question en fait, c’est par rapport tout simplement à l’actualité. Les Paralympiques. Les Jeux olympiques. Je ne sais pas si tu as un avis sur la question. Est-ce que tu penses que ces Jeux olympiques, enfin ces Paralympiques, peuvent avoir un impact sur l’accueil des personnes handicapées, sur la vision dont on peut en avoir ?

Nathalie : Pas du tout. Voilà.

Fred : Je me doutais un peu là. Quand j’ai préparé la question, je n’étais pas tout à fait sûr de la réponse.

Nathalie : En fin de journée, je manque de nuances. Non, pas du tout. Au contraire en fait.

Fred : Au contraire ? Pourquoi au contraire ?

Nathalie : Parce que ça va mettre au devant de la scène des gens extraordinaires. Je n’enlève rien de leur extraordinaire, de leur courage, de leur force, de leur abnégation, de leur détermination. D’accord ? Mais alors vraiment rien du tout. Ce n’est pas eux le sujet. Le sujet, c’est la mise en scène.

C’est-à-dire que ça va au contraire encore plus enterrer et mettre encore plus en difficulté et encore plus désespérer celles et ceux, qui pour de multiples raisons, ne sont pas au même endroit que ces endroits d’excellence et que ces endroits de dépassement de soi. C’est-à-dire quand même une grande majorité. Donc, il va y avoir une espèce de mise en scène, que moi je trouve très indécente du coup, de l’exceptionnel. Et puis en disant, vous voyez comment on est inclusif.

Si vous me lancez sur les Jeux olympiques, c’est fini. Parce que la cérémonie d’ouverture soi-disant d’une France inclusive et diverse, tout est tellement organisé. Enfin bref. Donc au contraire, l’idée d’une société totalement, ce n’est pas le terme inclusif, en plus c’est très mauvais, mais qui va intégrer de manière non discriminante les différences effectivement physiologiques, que ce soit les handicaps visibles et les handicaps invisibles, qui comprennent quand même 80% des handicaps, n’oublions pas.

Fred : Ceci dit, ces Jeux paralympiques ont permis, entre guillemets, de faire découvrir encore plus ces handicaps invisibles.

Nathalie : Oui, ils ont permis

Fred : Parce qu’il y avait beaucoup d’athlètes qui avaient justement des handicaps invisibles.

Nathalie : Invisibles, tout à fait. Mais ce sont des athlètes.

Fred : Oui, je comprends bien le point que tu fais.

Nathalie : L’exceptionnel.

Fred : C’est l’exceptionnel, oui.

Nathalie : Et qui fait que…

Fred : Au détriment des autres.

Nathalie : Des autres. Et la société ne va pas s’adapter à tous ces autres en disant, mais regardez, si vous arrivez, si vous vous débrouillez bien, vous pouvez être champion olympique.

Fred : Ah oui, OK.

Nathalie : C’est horrible. C’est vraiment horrible. Vraiment, vraiment horrible.

Fred : Oui, c’est un peu… Toi, tu ne fais pas beaucoup d’efforts.

Nathalie : Et voilà.

Fred : C’est un peu ce même mécanisme.

Nathalie : Voilà, tout à fait. Et parce qu’effectivement, la vision de l’handicap, ce sont des gens brisés qui n’ont pas de ressources. Et quand on voit l’histoire des sourds en France, j’en parle dans mon livre longuement, avec la création de cette extraordinaire langue, la langue des signes, qui est d’une beauté, j’ai eu la chance de former à la communication dominante des sourds et des sourdes, qui est d’une beauté, d’une créativité qui va stimuler des parties de notre cerveau que nous, les entendants, entre gros guillemets entendants, nous ne stimulons pas. Enfin, dit à quel point une société qui ne va pas être normative sur la façon d’être, physiquement et même psychiquement, une société qui va laisser la créativité s’exprimer, serait une société absolument extraordinaire. Vraiment extraordinaire. Donc non, la mise en avant de l’excellence est une fausse amie.

Fred : D’accord. D’ailleurs, la régie me dit qu’on va bientôt couper, que la musique, le Jingle de fin va démarrer. Ceci, il nous reste encore quelques secondes. Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose ?

Nathalie : Merci de m’avoir accueillie et merci de ce moment d’échange. C’est très précieux de pouvoir partager au maximum toutes ces informations. Et puis, n’hésitez pas, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, de me le dire parce que ça me permet de grandir.

Fred : En tout cas, c’est un grand merci, Nathalie, pour ta participation à l’émission et puis la confiance que tu nous as accordée parce que ce n’est pas forcément évident de venir intervenir dans une émission qui est un petit peu nouvelle. Donc, je rappelle le titre de ton livre. La version originale, c’est « Mon privilège, ton oppression ». La version en poche, c’est « En finir avec les discriminations, prendre ses responsabilités et agir ». Je remercie également l’association féministe « La place des grenouilles » et notamment Florence Chabanois pour m’avoir fait découvrir ton travail en 2023

« Chemins de traverse », c’est en direct tous les mercredis à 22h. L’émission du jour a été réalisée par Julie. Merci, Julie, qui va devoir s’approcher aussi du micro quand même parce que mercredi prochain, c’est toi qui recevras une invitée, Virginie Bonnefon. Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur Virginie Bonnefon, s’il te plaît ?

Julie : Oui, alors la semaine prochaine, je reçois Virginie Bonnefon qui est photographe, engagée, militante et on verra qu’elle va dans les hôpitaux et que c’est extraordinaire.

Fred : Encore une belle personne qu’on va recevoir. Donc mercredi prochain, nous serons le 18 septembre. Donc rendez-vous, le 18 septembre, rendez-vous à 22h.

Vous entendez le générique de fin. Alors le générique de fin, c’est Schmaltz par Jahzzar. Donc là, c’est une musique sous licence libre, Creative Commons CC BY-SA, c’est-à-dire partage dans les mêmes conditions.

Je précise que l’émission du jour est dédiée, on a beaucoup parlé des militantes et des militants et je tenais à dédier cette émission à un militant que j’ai rencontré il y a quelques années qui a travaillé pendant 25 ans à la protection des droits humains avec énergie et toujours le sourire. Un militant, et un pote, malheureusement parti trop tôt. Donc cette émission est dédiée à Nicolas.

L’émission se termine, donc vous pouvez vous abonner au podcast, à la lettre d’actu de l’émission. Toutes les infos utiles sont sur le site causecommune.fm dans la partie « Chemins de traverse ».

Merci à vous d’avoir écouté l’émission, n’hésitez pas à nous faire des retours, un formulaire de contact est disponible sur la page de l’émission, sur le site causecommune.fm.

Nous espérons que cette émission vous a touché, inspiré, convaincu, si c’est le cas, partagez-la avec des personnes que vous aimez.

Vous êtes sur Radio Cause Commune, 93.1 FM et en DAB+ en Ile-de-France, partout dans le monde sur causecommune.fm.

Juste après, il y aura un peu de musique, ou même pas, ça engendrera directement avec une émission inédite de « Minuit Décousu ». Alors Minuit Décousu, c’est en découdre avec la nuit en tirant des fils de sons, de voix, d’histoires, d’archives et de textes. Et j’ai vu qu’au programme de l’émission de ce soir, il sera notamment question de services de rencontre en ligne ou le renouveau de l’hétéronormativité. Un pur hasard.

On se donne rendez-vous donc avec Julie mercredi 18 septembre à 22h.

Salut et solidarité.

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