#01 – Turner, «indéfinissable » ?
proposée par Amandine Rabier
Diffusée le 10 janvier 2021
-Que pense-t-il de ce tableau ?
-Il le trouve indéfini
-Dites-lui que l’indéfinissable est mon fort
Contexte :
De ce qui nous est rapporté de ce dialogue, « Indéfini » serait le qualificatif choisi par le commanditaire pour exprimer de manière polie son désarçonnement face au tableau. « Indéfinissable » est celui repris avec jubilation par Turner.
Ces termes, n’inaugurent pas la tentative d’une organisation intellectuelle de ce qui nous est donné à voir, mais assume en un mot une impossibilité. Quelque chose résiste alors à notre entendement, pour le malheur du commanditaire de l’œuvre comme pour le plus grand bonheur de son créateur.
Ce qui nous empêche de définir l’ensemble pictural, c’est l’inadéquation entre la chose vue et les repères habituels présents dans notre monde sensible. Cela ne correspond ni totalement à ce que nous connaissons, ni à ce que nous aimerions reconnaitre. Ce qui explique la réaction circonspecte du collectionneur James Lennox à la vue du tableau commandé à Turner.
Comment l’a-t-il trouvé ? Indéfini. Impossible à définir. Déconcertant.
Le tableau dont il est question s’intitule Staffa, la grotte de Fingall. Pourtant, il ne représente ni tout à fait l’île de Staffa, ni la grotte de Fingall, autrement que par une immense falaise à peine perceptible dans une épaisse couche de brume. Les seuls éléments immédiatement identifiables sont un oiseau blanc s’envolant à l’avant plan et un bateau à vapeur pris dans la tempête. Parce que du fameux paysage écossais décrit par Walter Scott, ce que Turner en retient c’est le tourment de cette nature tiraillée entre le déchainement d’une mer boueuse remuant les fonds basaltiques et un ciel furibond où se loge au crépuscule de l’horizon un soleil doré, le regard de notre observateur s’étourdit, surpris par ce qu’il y trouve, autant que par ce qu’il en attendait, sans le trouver.
Le sujet annoncé dans le titre n’est pas tout à fait celui mené sur la toile, il en est le prétexte. Le véritable spectacle est celui où tout se mêle sans hiérarchie : le spectacle la nature démontée, en même temps que celui de la matière picturale expressive, empâtée, grattée, aussi vivante que la nature elle-même. Il y a de quoi laisser un sentiment de stupéfaction qui confine à l’indéfini selon les mots de Lennox. Ce qui est inédit chez Turner c’est qu’il s’en réjouit et le revendique : l’indéfinissable est mon fort, dit-il. L’indéfinissable relève ainsi pour le peintre de la création, d’une quête esthétique.
C’est en parallèle de l’exposition Turner, Peintures et Aquarelles qui se déroule actuellement au musée Jaquemart-André jusqu’au 11 janvier que nous allons aujourd’hui creuser l’indéfinissable chez Turner.
Indéfinissable car souvent contradictoire : sa vie compartimentée, oppose une part sombre, intime, jalousement protégée, au versant public institutionnel et mondain, son œuvre s’ancre dans la tradition autant qu’elle la malmène, son traitement pictural pousse ses sujets aux confins de la mimesis. Turner est un peintre qui traite avec les extrêmes et en bon alchimiste, les fusionne.
En plateau :
Pour cette première d’Anamorphose nous recevons Sarah Gould, Maitre de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de peinture anglaise, elle est l’auteur de plusieurs articles sur Turner dont « Le jaune chez Turner : Une étude matérielle » dans la revue de la Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècle en 2018 et à paraitre « Penser le geste et sa mythologie » dans Barbara Jouves-Hann et Hadrien Viraben (dir.), Aux limites de l’étude matérielle de la peinture : la reconstitution du geste artistique (actes d’une journée d’étude tenue à Paris le 28 septembre 2019, à l’Institut national d’histoire de l’art) Paris, HiCSA Éditions.
Sarah Gould se consacre actuellement à une monographie sur le peintre John Everett Millais à paraître chez Cohen et Cohen.
Œuvre évoquée :
Réalisation :
Stéphane Dujardin avec la collaboration de Myriam Quéré
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