#66 – L’écrivain russe Andreï Siniavski (1925-1997), raconté par son fils, Iegor Gran
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 26 avril 2021
En plateau :
Iegor Gran, auteur phare des éditions P. O. L., l’écrivain dont le 14ème roman s’intitule Les services compétents (2020), préface la réédition aux éditions du Typhon d’André-la-Poisse. Un conte fantastique écrit par son père, l’écrivain Andreï Siniavski, grande figure intellectuelle du monde russe et ex-soviétique.
Contexte :
Les livres ont souvent une histoire précédant leur parution, dont elle peut résulter, bien loin de l’anecdote. Il arrive qu’ils entretiennent entre eux des correspondances, des échos, des résonances, voire des affinités électives. Le dernier roman de Iegor Gran, Les services compétents, ont ainsi provoqué la réédition d’André-la-Poisse d’Andreï Siniavski (1925-1997), nous plongeant dans une sorte de roman dans le roman, où l’ordre chronologique et logique des choses se bousculent au profit d’une filiation littéraire, ayant pour effet collatéral de nous déstabiliser devant la question du commencement. Par où commencer la narration quand on n’est plus certain de ce qui constituerait le début, le milieu et la fin de l’histoire ?
On dira donc en premier lieu que « les services compétents » désignent les services du KGB, dans les années 60, en plein dégel post-stalinien. Ils sont chargés de trouver qui est, ou qui se cache derrière le pseudonyme d’Abram Tertz, un écrivain qui ose défier le pouvoir soviétique en publiant en 1959, de l’autre côté du rideau de fer (en l’occurrence, en France, dans la revue Esprit dirigée alors par Jean-Marie Domenach), un article remettant en cause le réalisme socialiste comme cadre unique et imposé de la production artistique et littéraire en Union soviétique. Abram Tertz récidive quelque temps plus tard en publiant cette fois un récit court relevant du réalisme fantastique. L’enquête du KGB durera six ans. Elle est cocasse, loufoque, pleine de fausses pistes et de rebondissements, menée par des services finalement pas si performants que cela, à la peine pour trouver, depuis la mort de Staline en 1953, la juste mesure de répression nécessaire de la société civile, du moins jusqu’à ce que Nikita Khrouchtchev soit congédié par Léonid Brejnev. Mais ces six années d’enquête et de traque sont aussi six longues années « d’attente » (de stress et d’anxiété) pour Abram Tertz, alias Andreï Siniavski et sa femme Maria Rozanova : ni l’un ni l’autre ne doutent, depuis la publication du premier article dans la revue Esprit, de la capacité du KGB à démasquer et arrêter celui qui revendique le droit au réalisme fantastique. La seule chose qu’ils ignorent tous deux, c’est quand cela se produira. Sans doute n’avaient-ils pas envisagé que cela prendrait tant de temps.
Racontée par Iegor Gran, Grand Prix de l’humour noir 2003 pour son roman O. N. G !, c’est un grand moment de dérision et d’autodérision, de satire et de grotesque, de verve comique, où le génie de la langue déploie sa liberté et force jubilatoire dans le labyrinthe de l’absurde. Nous voilà initiés à une histoire à la fois collective et intime, écrite par le fils d’Andreï Siniavski, âgé de 9 mois lors de l’arrestation de son père !
Le procès de ce dernier, en 1966, se tînt en même temps que celui de son ami l’écrivain Youli Daniel qui lui aussi a publié sous pseudonyme des textes dans la revue Esprit. Il fut retentissant. Le tribunal doit statuer sur la nature subversive ou non de la prose d’Andreï Siniavski, lequel a lancé un pavé dans la marre en questionnant les limites du réalisme socialiste dans la littérature et les arts. Le père de Iegor Gran sera condamné à 7 ans de camp, libéré un peu avant terme, en 1971, grâce notamment à une forte mobilisation de l’opinion publique internationale, et prié de quitter l’Union soviétique deux ans plus tard.
Ironie de l’histoire, ce procès marquera la fin du dégel, le refroidissement brejnévien et l’acte de naissance de la dissidence en Union soviétique, alors qu’Andreï Siniavski n’avait avec le régime que des divergences d’ordre esthétique, selon ses propres mots. L’écrivain ne rejetait pas la Révolution de 1917, à la façon des Russes blancs, et n’avait pas non plus entrepris une critique globale, politique et militante, du socialisme réel. Il était du reste issu d’une famille de Socialistes Révolutionnaires (S.R.), une organisation politique créée en 1901, résultant de la fusion de plusieurs tendances du mouvement révolutionnaire russe du XIXème siècle, historiquement engagé dans la lutte contre le régime autocratique russe, pour la socialisation des terres et l’organisation des paysans dans le mir.
Exilé en France, Andreï Siniavski publie Promenades avec Pouchkine, en 1975. Nouveau scandale. Dans ce livre qu’il a rédigé pour l’essentiel de 1966 à 1968, lors de sa détention au camp de travail du Doubrovlag, et expédié chapitre par chapitre à sa femme sous forme de très longues lettres échappant à la censure, l’auteur défend l’idée de l’autonomie de l’art, ne pouvant être instrumentalisé par aucun pouvoir. Rendant hommage au pionnier de la poésie moderne russe qu’est Pouchkine, il ose souligner le caractère profondément érotique de sa poésie. A la manœuvre cette fois, les représentants de la Russie blanche (des éditions YMCA Press à l’hebdomadaire parisien La Pensée russe, sans oublier Soljenitsyne) qui l’accusent de blasphème, et orchestrent contre lui une véritable cabale allant jusqu’à faire pression sur les universités américaines afin qu’elles annulent les invitations adressées à l’éminent professeur de littérature russe.
C’est dans ce contexte qu’Andréï Siniavski entreprend la rédaction d’André-la-Poisse, le récit caustique et drôle des mésaventures d’un écrivain, anti-héros, qui ne provoque que des catastrophes autour de lui, au point d’être rejeté par sa propre mère. Le livre est dédié à Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, grand maître du fantastique vénéré par l’auteur qui prend le parti de nous faire rire et sourire de son personnage. Une parabole posant et exposant la parfaite inutilité de la figure de l’écrivain qui déçoit toujours, qui ne produit aucun bien ou service, qu’on ne comprend jamais ou alors toujours de travers. Sous la malice, et contre la bêtise, un seul et même enjeu universel : l’indépendance de l’écrivain et de l’artiste vis-à-vis de tout pouvoir, quel qu’il soit, l’autonomie de l’art sans laquelle il n’y a pas de liberté de la création.
À l’oreille :
- Vladimir Visssotsky– La chasse au loup
- Yves Montand– Les feuilles mortes
- Gilbert Bécaud– La place Rouge
Pour aller plus loin :
- Iegor Gran, Les services compétents, P. O. L., 2020
- Andreï Siniavski, André-la-Poisse, Préface Iegor Gran, traduction Louis Martinez, Editions du Typhon, 2021
- Andreï Siniavski, Promenades avec Pouchkine, traduction Louis Martinez, Le Seuil, 1976 (pour l’édition française)
ET :
- Iegor Gran, N. G ! P. O. L. , 2003, puis Folio Gallimard. Grand Prix de l’humour noir 2003 et prix RD-RG/Paris Première
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