#35 – Chacun sa route, chacun son chemin, son rêve et son destin…
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 15 juin 2020
En plateau :
David Le Breton, anthropologue et sociologue, professeur à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France (IUF) et chercheur au Laboratoire URA-CNRS « Cultures et Sociétés en Europe ».
Spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain, il a notamment étudié les conduites à risques et co-dirigé le Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse (PUF, 2010). Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié, 2020) est le troisième livre de David Le Breton sur la marche, laquelle est devenue chemin faisant le fil conducteur de son œuvre, sinon de sa vie.
En tout cas, il nous invite à découvrir, expérimenter, vivre la richesse et l’infinie potentialité de cette activité humaine. Bonne route !
Contexte :
En rupture avec les exigences de rentabilité, d’efficacité et de rivalité, la marche à pied est sans doute l’une des expériences humaines qui rappellent ou incarnent, plus que d’autres encore, l’autonomie, la liberté inaliénable, l’intégrité physique et morale de la personne humaine. Éloge de la lenteur face au stress des pressions et contraintes sociales. Loisir à chacun de décider de son rythme, de son allure, du tempo de la marche, de là où il pose ses pieds, des traces qu’il veut suivre, des chemins de traverse qu’il veut emprunter ou non, des empreintes qu’il veut laisser derrière lui. Sentiers battus, balisés, hors-piste, voie sacrée, voie royale, route des pèlerins, routes de la soie et des marchands d’autrefois, chemins qui ne mènent apparemment nulle part ou tous à Rome : le détour est parfois long pour advenir à soi-même, mais l’ancien nomade que nous fûmes défie le sédentaire que nous sommes devenus. Il traverse l’existence en quête d’un lieu où se poser ou reposer, d’un gîte avant de reprendre la route, le temps d’une halte, en quête de lui-même. Expérience spatio-temporelle par excellence, la marche est l’occasion de se perdre et de se retrouver, de se délester d’un fardeau trop lourd à porter ou au contraire du superflu, la possibilité d’oublier, de se libérer, de se remémorer, le fait d’être simplement aux aguets, à l’écoute de ses sens, de soi, de la nature, en communion avec le cosmos, de se réconcilier avec son corps, de dépasser le dualisme du corps et de l’esprit, ne plus faire qu’un avec son corps et sa tête.
Alors marcher est-il le propre de l’homme ? Au même titre que le rire ? Platon définissant non sans humour dans Le Politique, l’homme comme « un bipède sans plumes », Aristote aimant enseigner en marchant, et dont les successeurs fonderont l’École péripatéticienne, Rousseau écrivant les Rêveries du promeneur solitaire, Giacometti sculptant L’homme qui marche, quelle piste ces penseurs, ces artistes, et bien d’autres écrivains encore, nous signalent-ils de façon récurrente ? N’appellent-ils pas notre attention sur l’homo caminans ? Ne nous invitent-ils pas à méditer sur les liens qu’entretiennent entre eux la marche, l’être et la pensée ? A quelles ressources j’accède par la médiation de la marche ? Marcher, c’est exister, éprouver l’intensité de l’être, c’est aussi penser par soi-même. Dans la singularité. Déambuler dans l’ordre qualitatif et dynamique du monde, établir, réviser ou revisiter ses rapports, ses attaches, ses relations avec soi et autrui. Il y a de multiples façons d’être présent au monde, comme il y a plusieurs façons de marcher. Mais, cela commence toujours par se redresser, défier la pesanteur, l’immobilité, la possibilité de dire non, de partir, de rêver ou de vouloir un autre monde, une autre existence. La possibilité de chercher et trouver sa voie, de choisir sa vie et ses compagnons de route. A tout moment.
Car, il n’y a pas d’âge pour marcher. Ni pour l’échapper belle.
La marche comme promesse. La marche comme guérison. Marcher pour ne pas perdre pied. Pour reprendre pied quand on est en rupture, quand on a le mal de vivre. Quand on n’a pas trouvé sa voie, quand on ne s’est pas trouvé, quand on a mal à son corps et à son cœur, quand on n’a rencontré que des portes closes, quand on a connu que des mots qui tuent, à la maison ou à l’école, et pas encore de mots qui sauvent, quand on est seul face à une carence éducative, quand on est rejeté, à la rue. La marche comme alternative à la prison, la marche comme une main tendue, la marche comme remède pour aider des jeunes et des adolescents en dérive et en grande détresse. Car chacun a sa place au soleil, chacun a sa chance, toutes les chances en lui. La marche comme une chance, la dernière ou la première.
À l’oreille :
- João Gilberto – Desifinado
- Astrid Gilberto – Agua de Beber
- Claude Nougaro – Tu verras
Pour aller plus loin :
- David Le Breton, Marcher la vie, un art tranquille du bonheur, Métailié, 2020
- David Le Breton, Marcher, un éloge des chemins et de la lenteur, Métailié, 2012
- David Le Breton, Éloge de la marche, Métailié, 2000
- David Le Breton, Rire. Une anthropologie du rieur, Métailié, 2018
- David Le Breton, avec D. Jeffrey et J. Lachance, Penser l’adolescence, PUF, 2016
- David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, PUF-Quadrige, 2018
- David Le Breton, La sociologie du corps, PUF, Que sais-je ? 1992, 2018
- David Le Breton, Conduites à risques. Des jeux de mort au jeu de vivre, PUF, Quadrige, 3ème édition, 2013
- David Le Breton, Une brève histoire de l’adolescence, éditions Jean-Claude Béhar, 2013
- David Le Breton, D. Marcelli et B. Ollivier (sous la direction de), Marcher pour s’en sortir, Erès, 2012
- David Le Breton, L’adolescence à risque. Le corps à corps avec le monde, Autrement, 2002, Poche Pluriel, 2003
- David Le Breton co-directeur en collaboration avec Daniel Marcelli du Dictionnaire de la jeunesse et de l’adolescence, PUF, 2010
- Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Garnier Flammarion, 1964
- Jean-Jacques Rousseau, Émile, Garnier Flammarion, 1966
- Peter Matthiessen, Le léopard des neiges, traduction de Suzanne Nétillard, Gallimard, 1983
- David Le Breton, Mort sur la route, Métailié, 2007. Un polar ayant reçu le prix Michel Lebrun.
Et :
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