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#145 – Stupéfiant Moyen-Orient

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 3 mai 2023


#145 – Stupéfiant Moyen-Orient
Le monde en questions

 
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En plateau

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris), après avoir enseigné dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Depuis 2015, il tient une chronique hebdomadaire, dans le journal Le Monde, en lien avec la région dont il est un des grands spécialistes contemporains. L’auteur du Milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours (Le Seuil, 2021) publie aujourd’hui Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, pouvoir et société aux éditions du Seuil.

Contexte

La révélation de scandales liés aux stupéfiants alimente régulièrement l’actualité moyen-orientale. Ainsi, apprenait-on le 8 mai dernier que le plus grand narcotrafiquant du Moyen-Orient, Maraiî al-Ramthan, 47 ans, surnommé l’Escobar syrien, ou encore le parrain du captagon, avait été tué par un raid jordanien en Syrie. Il inondait la Jordanie et les pays du Golfe de cette drogue chimique qu’est le captagon, une amphétamine dérivée d’un médicament censé traiter la narcolepsie et les troubles de l’attention, et fabriquée dans des usines clandestines situées dans la région désertique de Soueida, au sud de la Syrie. Mais comment mettre en perspective l’actualité brûlante ?

Dans Stupéfiant Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu a pour ambition de remonter la trame historique du Moyen-Orient sous l’angle de la production et de la consommation des stupéfiants. L’historien nous fait voyager à travers les siècles, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par les Abbassides et les Mamelouks, l’Empire ottoman, l’expédition d’Égypte, l’Afghanistan des Talibans, la Syrie de Bachar Al-Assad.

Quelle place occupent les drogues dans l’histoire du Moyen-Orient, de l’Egypte à l’Afghanistan ? Ont-elles joué ou non un rôle majeur dans la région ? S’agissant de l’Antiquité, nous avons peu d’informations sur la production, consommation et circulation des psychotropes, ce qui laisse penser qu’il n’y pas alors d’usage large des stupéfiants et que leur utilisation est réservée à des fins liturgiques ou pharmacologiques à la période pré-islamique. Seconde constatation : alors que l’usage de l’alcool est progressivement proscrit en terre d’Islam en raison de l’ivresse qu’il provoque et qui trouble l’esprit des fidèles, le silence du Coran sur les stupéfiants est à noter. Et jusqu’à ce jour, il n’y a pas de position ferme en Islam en la matière. Dès le XIIIème siècle, on observe des thèses contrastées sur la licéité ou la prohibition ainsi que des tensions sur le sujet : faut-il ou non légaliser l’usage des stupéfiants, la légalisation étant une source de revenus pour le pouvoir en place ? Les partisans de la prohibition soutiennent que la drogue, au même titre que l’alcool, provoque une forme d’ivresse ou dérèglement des sens chez les croyants, elle est donc impure, illicite. Mais, le théologien égyptien Alameddine Ibn Shukr, mort en 1289, écrivait quant à lui en se fondant sur le silence du Coran : « Il est interdit d’interdire ce qui ne l’est ». A ces tensions, s’ajoute aussi une dimension sociale, mise en évidence par la tradition soufie, qui oppose la consommation d’alcool, chez les élites Mameloukes, à celle de la drogue (dite l’herbe des pauvres), l’alcool par sa cherté restant inaccessible à une population arabe privée de pouvoir. L’Empire ottoman, puissance sunnite montante au XVIème siècle, verra se répandre la consommation de stupéfiants dans les espaces publics avec le développement des cafés où l’on fume le narguilé. La drogue n’est plus alors mastiquée, mais fumée depuis l’apparition du tabac. Dans l’Empire chiite des Safavides, l’usage de la drogue se répand également. En revanche, la consommation de stupéfiants n’atteindra jamais dans l’Empire ottoman et la Turquie moderne les proportions qu’elle a atteintes en Perse puis en Iran depuis un demi-millénaire.

A l’époque contemporaine, deux théocraties (la République islamique d’Iran et l’Arabie Saoudite) sont confrontées à des phénomènes d’addiction et de consommation endémique de stupéfiants, un fléau que les deux régimes ont pour ainsi dire renoncé à véritablement combattre en termes de santé publique. La répression (exécutions par voie de pendaison) est cependant forte et il n’est pas rare d’accuser de consommation ou de trafic de stupéfiants des opposants politiques. Le phénomène d’addiction est plus récent en Arabie saoudite qu’en Iran.

Aujourd’hui, deux pays au Moyen-Orient sont des narco États : l’Afghanistan et la Syrie de Bachar Al Assad (un narco-régime) qui a trouvé comment contourner les restrictions et sanctions internationales auquel il est soumis depuis la répression des manifestations pacifiques de 2011 et la guerre civile qui s’ensuivit. Avant de devenir le principal producteur mondial de captagon, le régime Assad a longtemps joué un rôle névralgique dans les réseaux mondiaux d’héroïne, à partir des raffineries installées sous son contrôle au Liban.

Si donc le prisme religieux est peu pertinent, l’étude de Jean-Pierre Filiu montre qu’il existe des affinités entre un territoire et le stupéfiant de prédilection de son peuple : l’Egypte et le cannabis, la Perse et l’opium, l’Iran et la drogue de synthèse qu’est la méthamphétamine (en écho à l’haoma des prêtres zoroastriens), le Yémen où l’usage répandu du qat depuis un siècle est peut-être désormais la seule chose qui fasse consensus national au nord comme au sud du pays. Ensuite, note Jean-Pierre Filiu, la centralité géopolitique du Moyen-Orient (le « milieu des mondes), ne peut qu’affecter les circuits de production et de commercialisation des stupéfiants. Du Croissant fertile au Croissant d’or, les crises du Moyen-Orient reconfigurent les routes de la drogue qui sont aussi les routes de l’immigration illégale, et celles qu’empruntent toutes sortes de trafics.  Enfin, partout au Moyen-Orient se vérifie l’adage selon lequel « plus la répression est dure et plus les drogues le sont ».

À l’oreille

Pour aller plus loin

  • Jean-Pierre Filiu, Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société, Le Seuil, 2023
  • Jean-Pierre Filiu, Le milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours, le Seuil, 2021


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