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#109 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (4)

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 27 mars 2022


#109 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (4)
Le monde en questions

 
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En plateau

Iegor Gran, écrivain, auteur phare des éditions P. O. L., fils d’Andreï Siniavski, grande figure du monde intellectuel russe et soviétique, a publié en 2022 Le journal d’Alix et en 2020 Les services compétents. Il a également rédigé la préface d’André-la-Poisse, un conte fantastique écrit par son père, et réédité en 2021 aux éditions du Typhon.

Contexte

Quand on demande à Iegor Gran s’il prenait au sérieux les menaces et ultimatums de Poutine amassant ses troupes militaires sur les frontières nord, est et sud de l’Ukraine, il répond qu’il les a d’autant plus pris au sérieux que les États-Unis et les Européens n’ont cessé, durant des années, de conforter la vision de Poutine d’un Occident mou du genou, ne respectant pas les lignes rouges qu’il proclamait, abandonnant ses alliés sur le terrain, ayant peur de faire la guerre, incapable de la gagner, prêt à renier ses principes et capituler pour éviter de se battre, un Occident dépravé et décadent, aux mœurs dissolues, ayant tourné le dos à la religion et autorisant le mariage pour tous !

Depuis des années, Poutine a constaté les signes de la faiblesse occidentale : faibles réactions face aux empoisonnements de ses opposants (ou morts dans des circonstances douteuses) à l’étranger, émotions vite retombées, annexion éclair de la Crimée en 2014, suivant celle de 20% du territoire de la Géorgie à la suite de la guerre de 2008, renoncement à l’action après l’usage d’armes chimiques en Syrie, etc. Conséquence : Poutine a fait monter les enchères. Ce que l’Europe et les Etats-Unis présentent à leurs opinions publiques respectives comme « un dialogue exigeant » face à Poutine est perçu au Kremlin comme une pleutrerie occidentale, souligne Iegor Gran. Cette dernière a conduit à relativiser et minimiser dans l’analyse stratégique à la fois les expériences de guerre du dirigeant russe comme indicateurs de ses capacités destructrices – à Grozny (guerres de Tchétchénie) ou en Syrie (les bombardements d’Alep) – , ainsi que l’ampleur de ses capacités de nuisance dans divers foyers de crise internationale ou dans les conflits gelés, ou non, selon le bon vouloir de Moscou.

Qu’est-ce qui, dans ces conditions, peut arrêter Vladimir Poutine dans sa soif militaire et l’empêcher d’en vouloir toujours davantage ? Peut-on raisonnablement se contenter d’espérer que ses difficultés sur le terrain opérationnel (révélant notamment l’ampleur de la corruption du régime où les détournements de fonds touchent aussi les armées, leurs équipements, la logistique, le ravitaillement en carburants et vivres, ainsi que l’ensemble du complexe militaro-industriel russe), lui fassent revoir à la baisse ses buts de guerre ? Qu’il renonce en fin de compte à « la démilitarisation, la dénazification, la libération » de l’Ukraine et se satisfasse de la totalité de la province du Donbass et de la Crimée ? Pourquoi alors la Moldavie se sent-elle en danger ? Et pourquoi la Pologne et les Etats Baltes, pourtant tous quatre membres de l’OTAN, se sentent-ils aussi menacés dans leur sécurité ? Les sanctions internationales, l’accueil de réfugiés ukrainiens, les livraisons d’armes uniquement défensives sont-elles suffisantes pour renverser le rapport de forces et faire comprendre au dirigeant russe qu’il est désormais sur le point d’être en sa défaveur ? Comment répondre adéquatement à la menace de l’usage du nucléaire tactique ?

En Russie, comment la rhétorique guerrière, la propagande, la réécriture de l’histoire, la soif militaire s’inscrivent-elles dans une soif de revanche reposant sur un narratif selon lequel la fin de l’URSS serait la plus grande catastrophe géopolitique de l’histoire du XXème siècle ayant permis à l’Occident d’humilier la Russie ? Est-ce le cas ? Dans quelle mesure cette représentation du monde manifesterait-elle plutôt un complexe d’infériorité ?

Comment progressivement les espaces de libertés (civiles, politiques, de presse et d’information) se sont refermés, en Russie, durant les trente dernières années, depuis la fin de la Guerre froide ? Qu’est-ce qui différencie néanmoins la société d’aujourd’hui de celle de temps de l’homo soviéticus, à commencer par les moyens aujourd’hui disponibles afin de contourner la censure et s’informer chez soi davantage grâce à internet ? Comment analyser le fait qu’une majorité de Russes, environ 50%, soutient la guerre de Poutine contre l’Ukraine, ou du moins le disent ? Par crainte de la répression ? par apathie ? par conviction ? La majorité des Russes partage-t-elle la vision messianique de son dirigeant, pensant que la Russie est investie d’une mission historique et qu’il lui incombe par conséquent de restaurer, par la force, si besoin, la grandeur perdue de la Russie, trahie par une partie de ses élites trop occidentalisées ? D’où la forte nostalgie impériale et la tentative en cours de restaurer une hégémonie régionale.

En outre, précise Iegor Gran, il importe de prendre en considération ce que représente l’Ukraine aux yeux du régime autocratique de Poutine : un danger, la crainte d’une contamination possible en Russie de la Révolution de la dignité par laquelle la société ukrainienne a fait le choix de tourner le dos à la Russie, à la corruption (et notamment l’achat de ses dirigeants, oligarques et députés par le pouvoir russe), préférant l’indépendance, la démocratie et la construction d’un Etat de droit. D’où la décision de Poutine de punir l’Ukraine, de la piller, de s’emparer de ses richesses, d’en faire une province russe. Or, c’est précisément ce refus d’une domination russe tout comme la décision de défendre leur choix de société progressivement mis en œuvre, qui motivent la très forte résistance des Ukrainiens, de son armée et de sa population civile, refusant de subir le sort des républiques autoproclamées de Louhansk et Donetsk depuis 2014 et 2015. Une résistance héroïque et efficiente que personne n’avait anticipée : ni la Russie, ni les États-Unis ni l’Union européenne. Ni les uns ni les autres n’avaient non plus imaginé qu’une telle résistance forcerait l’admiration des opinions publiques européennes, s’inscrivant d’ores et déjà dans l’histoire comme une nouvelle référence emblématique, un symbole vivant de la lutte pour la liberté émancipatrice et la démocratie.

Pour mémoire, Iegor Gran né à Moscou, avait neuf mois quand son père, Andreï Siniavski fut arrêté par le KGB, après six longues années d’enquête et de traque afin de découvrir qui se cache derrière le pseudonyme d’Abram Tertz, l’écrivain ayant osé défier le pouvoir soviétique et publier en 1959, de l’autre côté du rideau de fer (en l’occurrence, en France, dans la revue Esprit dirigée alors par Jean-Marie Domenach), un article remettant en cause le réalisme socialiste comme cadre unique et imposé de la production artistique et littéraire en Union soviétique. Lequel Abram Tertz avait récidivé quelque temps plus tard en publiant cette fois un récit court relevant du réalisme fantastique.

Son procès, en 1966, se tînt en même temps que celui de son ami l’écrivain Youli Daniel qui lui aussi avait publié sous pseudonyme des textes dans la revue Esprit. Procès retentissant. Andreï Siniavski fut condamné à 7 ans de camp, libéré un peu avant terme, en 1971, grâce notamment à une forte mobilisation de l’opinion publique internationale, et prié de quitter l’Union soviétique deux ans plus tard. Le procès acte la fin du dégel, le refroidissement brejnévien et l’acte de naissance de la dissidence en Union soviétique, même si Andreï Siniavski n’avait avec le régime que des divergences d’ordre esthétique, selon ses propres mots.

À l’oreille

  • Gilbert Bécaud – Nathalie
  • Chopin – Étude Op. 25 No.1
  • Vladimir Vissotsky – La Maison de cristal

Pour aller plus loin

  • Iegor Gran, Le Journal d’Alix, P.O.L., 2022
  • Iegor Gran, La marche du canard sans tête, P.O.L. 2021
  • Iegor Gran, Ces casseroles qui applaudissent aux fenêtres, P.O.L., 2020
  • Iegor Gran, Les services compétents, P.O.L., 2020
  • Iegor Gran, N. G ! P.O.L., 2003, puis Folio Gallimard. Grand Prix de l’humour noir 2003 et prix RD-RG/Paris Première

ET

  • Andreï Siniavski, André-la-Poisse, Préface Iegor Gran, traduction Louis Martinez, Editions du Typhon, 2021
  • Radio Cause commune, Le monde en questions, n°66 et 98


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