#107 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (3)
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 20 mars 2022
En plateau
Luba Jurgenson, Vice-présidente de l’association Mémorial-France, écrivain, professeur de littérature russe à Sorbonne-Université au département des études slaves, directrice du Centre de recherche Eur’Orbem (cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane).
Contexte
Il y a 30 ans, le 8 décembre 1991, les trois présidents russe (Boris Eltsine), biélorusse (Stanislaw Chouchkievitch) et ukrainien (Léonid Kravtchouk) cosignaient l’accord de Belojev, premier acte juridique marquant la dissolution de l’Union soviétique, un Etat fédéral composé de quinze républiques socialistes soviétiques. Le communiqué publié à l’issue de leur rencontre se terminait en ces termes : « L’Union des républiques socialistes soviétiques a cessé d’exister en tant que réalité géopolitique et en tant que sujet de droit international ». A cette date, la plupart des républiques fédérées ont déjà proclamé leur indépendance, à l’issue d’un referendum où le oui à l’indépendance, chaque fois, l’a massivement remporté, en 1990 et en 1991. Le Kazakhstan sera le dernier à proclamer son indépendance le 16 décembre 1991.
L’accord de Belojev, acte de décès de l’Union soviétique, ne fait qu’entériner l’implosion de cette dernière. Il est signé dans une résidence officielle située à l’ouest de la Biélorussie, en plein cœur de la forêt de Belojev, forêt qui fut historiquement un lieu de violences dont elle garde les traces, précise Luba Jurgenson, spécialiste des violences, de la mémoire de ces violences et de la littérature de témoignage. Il clôt la période ouverte avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir qui lança, avec son équipe, à la fin des années 1980, une politique de réformes, résumée par les termes de perestroïka et de glasnost. Quelles que soient les considérations sur la possibilité ou non de réformer de l’intérieur l’Union soviétique, le fait est que ces réformes ouvrèrent un espace de liberté dans lequel la société civile va se former et s’organiser afin de sortir du mensonge de la propagande d’Etat, de briser bien des tabous notamment celui relatif au nombre de victimes de la répression politique, non seulement sous Staline mais jusqu’à Brejnev. Rappelé, à la fin de l’année 1986, par Gorbatchev, de son exil intérieur auquel le pouvoir l’avait condamné, l’académicien et dissident Andreï Sakharov fonde l’association Memorial-Moscou, en 1987, qui mènera de front, et dans le respect de la légalité, le combat pour la mémoire des victimes de la répression ainsi que le combat pour les droits humains. L’ONG Mémorial International lui succédera en 1992, ayant pour objet l’étude des répressions politiques en URSS, dans la Russie actuelle et les pays de l’ex-URSS et de l’ancien bloc de l’Est. Elle promeut aussi la réhabilitation morale et juridique des personnes soumises aux répressions politiques. Mémorial-France est fondé en 2020 afin de soutenir l’ONG, visée à Moscou par un arsenal législatif répressif faisant de ses membres des agents de l’étranger, et qui sera dissoute le 28 décembre 2021.
Vice-présidente de Mémorial France, Luba Jurgenson explique comment, de façon horizontale, la société civile se met en quête de vérité et déconstruit les mensonges d’Etat. On découvre alors qu’une personne sur six a été victime de purges, d’exécutions, de déportation, d’exil, de relégation, de détention arbitraire, des famines, de mort en détention dans les camps soviétiques du Goulag ou de la Kolyma, etc. Le silence entretenu sur l’ampleur de la répression politique dans l’espace soviétique, sans compter la répression dans les démocraties populaires qui ne se résument pas à l’année 1956 en Hongrie et 1968 en Tchécoslovaquie, est levé grâce à l’ouverture des archives centrales de l’Etat conservées attestant du fait que la répression, loin de ne concerner que des cadres du PCUS (parti communiste de l’Union soviétique), a touché toutes les classes et segments de la société. De nombreux livres, témoignages de première main et journaux intimes sont alors publiés, soit qu’ils fussent restés cachés dans les tiroirs ou les greniers des particuliers, en raison de la peur de la censure, soit qu’ils aient été interdits de publication en URSS et confisqués, tel le roman Vie et destin de Vassili Grossman. En 1990, la responsabilité de l’URSS dans les massacres de Katyn est reconnue. Des débats ont lieu sur les causes des grandes famines ayant provoqué des millions des millions de morts, et les responsabilités des autorités. Parallèlement, un mouvement se développe en faveur de l’individualisation des victimes, dans une tentative de redonner un visage, un nom à chacune d’entre elles. La dimension patrimoniale de ce combat est notamment représentée par l’initiative « Dernière adresse » consistant à poser une plaque commémorative à la dernière adresse connue de chacune des victimes avant qu’elle ne soit arrêtée, disparaisse pour ne plus jamais revenir.
L’espace de liberté qui s’est ouvert à la fin des années 1980 s’est progressivement refermé depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir. La dissolution de l’association Mémorial longtemps protégée par son prestige et son strict respect de la légalité semble clore une époque. L’année même où la statue de Dzerjinski, premier chef de la Tcheka (ancêtre du NKVD, du KGB, aujourd’hui FSB) était déboulonnée Place Loubianka, Poutine, alors lieutenant-colonel du KGB, commençait son irrésistible ascension. Ce dernier s’est-il donné comme mission de restaurer l’Union soviétique dont la disparition représente à ses yeux la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle ? S’agit-il de restaurer l’Union soviétique (la toute-puissance du FSB en lieu et place du parti communiste ?) ou bien de restaurer aussi l’Empire russe au nom d’une vision néo-impériale de l’histoire ?
Le fait est, souligne Luba Jurgenson, que depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, sur décision de Poutine, et la promulgation de la loi condamnant à 15 ans de prison toute personne osant qualifier de guerre les événements se déroulant en Ukraine, beaucoup ont le sentiment d’une terrible régression trente ans en arrière. Pour d’autres, il s’agit d’une régression soixante-dix ans en arrière. La peur est revenue, celle de parler au téléphone par exemple. S’opposer, manifester, résister devient de plus en plus difficile et risqué. Même s’il existe une contestation civile contre la guerre et contre le retour en arrière, il est encore trop tôt pour évaluer son ampleur et les formes qu’elle pourrait prendre. Luba Jurgenson évoque aussi le fait que beaucoup s’accommodent de cet état des choses. Non pas qu’ils croient nécessairement la propagande d’Etat, le discours officiel, mais échaudés en quelque sorte, ils ne croient plus à l’émergence possible de la vérité ou d’un discours de vérité, persuadés qu’il n’y a que des opinions, contradictoires, fruit de manipulations, dans le cadre d’une vision complotiste de l’histoire. Si le mythe de la Révolution et des lendemains qui chantent n’est plus fédérateur, le mythe de la Grande Guerre patriotique auquel se réfère Poutine les sensibilise-t-il davantage ? De quoi s’agit-il ?
Sans remettre en cause l’importance considérable de l’effort de guerre consenti par l’ensemble des citoyens de toutes les républiques socialistes soviétiques, durant la Seconde guerre mondiale, et sans oublie les millions de victimes que fit la guerre en Union soviétique, il faut néanmoins distinguer les faits de leur instrumentalisation. La Grande Guerre patriotique commence le 22 juin 1941 avec l’opération Barbarossa, lancée par l’Allemagne nazie. Est ainsi omis dans ce cadre le pacte germano-soviétique de non-agression conclu par Molotov et Ribbentrop, le 23 août 1939, à Moscou, en présence de Staline, et son protocole secret partageant la Pologne et l’Europe orientale entre l’Allemagne et l’URSS. Le mythe insiste sur la grandeur de l’Union soviétique quand toutes les républiques sont unies dans leur lutte commune contre le nazisme, qu’elles se sacrifient et remportent ensemble la victoire, libérant Auschwitz, et marchant jusqu’à Berlin. Ce qui est incontestablement vrai, mais passe sous silence le rôle des Alliés, en guerre contre le nazisme depuis septembre 1939, dans la victoire de 1945.
À l’oreille
- Valentin Silvestrov – Silent Songs, The Dream (Alexeï Lubimov)
- Stefania Turkewich – Symphonie n° 1 (11:23 à 14:24)
- Mykola Levyntovitch – Carol of the Bells
Pour aller plus loin
- Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov, éditions Verdier, 2022
- Luba Jurgenson, Le Goulag. Témoignages et archives, avec Nicolas Werth, anthologie, Bouquins, Laffont, 2017
- Luba Jurgenson, Au lieu du péril. Récit d’une vie entre deux langues, 2014
- Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? essai, éditions du Rocher, 2003
- Luba Jurgenson, Tolstoï, essai, Pygmalion, 1998
- Luba Jurgenson, Education nocturne, roman, Albin Michel, 1994
- Luba Jurgenson, Le soldat de papier, roman, Albin Michel, 1989
- Luba Jurgenson, L’Autre, Albin Michel, 1984
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