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#105 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (2)

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 13 mars 2022


#105 – La guerre de Poutine contre l’Ukraine (2)
Le monde en questions

 
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En plateau

Masha Cerovic, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du Centre d’études du monde russe, caucasien et centre européen (CERCEC), associée au Centre Marc Bloch à Berlin, a publié Les Enfants de Staline aux éditions du Seuil. Normalienne, ancienne directrice adjointe du Centre d’études franco-russe à Moscou, elle travaille sur les violences de guerre et la guerre irrégulière en Russie et en URSS.

Contexte

La guerre de Poutine en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, ébranle aussi la communauté scientifique des chercheurs, liée par une coopération féconde, des échanges multiples menés dans un esprit de dialogue. Que se passe-t-il quand la guerre éclate dans l’un des espaces de la recherche européenne, ukrainienne, russe, centre européenne et internationale ?

Masha Cerovic témoigne de la stupeur et sidération qu’elle partage avec ses collègues. Ses principaux terrains de recherche portent sur les guerres irrégulières (guerre de partisans en russe) et leurs acteurs dans l’espace impérial russe et post-impérial, de la fin du 19ème siècle aux années 1930, sur les années 1940 et la confrontation germano-soviétique, ainsi que sur l’utilisation de la guerre irrégulière comme instrument de la politique impériale sur les marges de l’Empire dans la longue durée.

Pourquoi dit-on que la guerre en cours est une guerre fratricide ? Il existe une proximité forte, liée à l’histoire. Des relations complexes et étroites existent entre Ukrainiens et Russes. Elles sont d’ordre culturel, social, scientifique, familial. Onze millions de Russes auraient ainsi de la famille en Ukraine, sans compter la présence d’une communauté ukrainienne en Russie et russe en Ukraine. D’où l’expression de guerre fratricide qui renvoie à Abel et Caïn, mais qui néanmoins ne doit pas faire oublier que dans cette représentation de la relation dite fraternelle, le Russe est le grand frère et l’Ukrainien, le petit frère.

Plus que jamais, il est indispensable de se plonger dans l’histoire pour être en mesure de la distinguer de son instrumentalisation. Car Poutine se présente aussi comme un historien de la Russie et de l’URSS. Il a écrit au sujet de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, thèse qu’il soutient et fait reposer sur le mythe de la Russie kiévienne, berceau de la civilisation russe et du monde slave. Qu’en est-il ? Un berceau ne peut-il accueillir plusieurs enfants ? Et comment Poutine justifie-t-il la guerre au nom de cette fraternité ?

S’agissant des buts de guerre proclamés par Poutine (démilitarisation, dénazification, libération), que signifient-ils ? S’il demeure une grande part d’inconnu, il est en revanche manifeste que le dirigeant russe ancre sa guerre dans l’héritage de l’Europe de Yalta et celui de l’Allemagne nazie vaincue en 1945 quand les Alliés décidèrent de son sort. Par démilitarisation, il faut entendre destruction des infrastructures militaires ukrainiennes, de son armée, de son industrie d’armement, de ses entrepôts militaires, de ses services de renseignement, leur contrôle et la mainmise sur ces derniers par la Russie. Si l’objectif officiel proclamé reste celui de la « démilitarisation », le terme de « neutralité » est apparu récemment. D’une tout autre portée, il pourrait acter le refus de l’Otan d’intégrer l’Ukraine, et être acceptable pour les Ukrainiens.

Le terme de « dénazification » renvoie quant à lui aux enquêtes et procès, auxquels furent soumis les anciens membres du Parti national-socialiste (afin de vérifier leur degré de renoncement au nazisme), et qui se poursuivirent jusque dans les années 1980, de l’autre côté du rideau de fer. Or, la lecture moscovite de l’Euromaïdan, appelée aussi la Révolution de la dignité (survenue en 2013 et 2014, en Ukraine, ayant provoqué la chute du président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch, le 22 février 2014), est celle d’une prise de pouvoir illégale par une « junte nazie », pilotée par des forces extérieures hostiles à la Russie. Pour mémoire, c’est le revirement de dernière minute et le refus du président Ianoukovitch (en échange d’une offre financière russe) de signer l’Accord d’association, négocié durant 5 ans, avec l’Union européenne, qui a provoqué la mobilisation historique de la population contre le pouvoir en place et sa corruption, Place Maïdan. Bien entendu, l’Ukraine n’est pas dirigée depuis 2014 par des nazis. S’il existe une extrême droite en Ukraine, entretenant du reste des liens avec l’extrême droite russe, elle ne dépasse pas les 5% aux élections, soit un score bien plus faible que celui de l’extrême droite dans plusieurs des Etats membres de l’Union européenne. Quand Poutine parle de dénazifier l’Ukraine, il cherche par conséquent à justifier son agression et sa politique expansionniste, en mobilisant la mémoire vive de la Grande Guerre patriotique, en interne surtout et à l’international, en réveillant certains préjugés anti-ukrainiens, et en réduisant l’aspiration nationale des Ukrainiens à un nationalisme fasciste et fascisant qui a existé, à un certain moment de l’histoire. Mais, Poutine ne voit pas ou ne veut pas voir l’évolution du pays depuis son indépendance retrouvée en 1991, les profondes mutations de la société, ses aspirations démocratiques et plurielles, explicites depuis la révolution du Maïdan. Si, en Ukraine comme en Russie, on a par exemple conservé vive la mémoire de la Grande Guerre patriotique, cela n’empêche pas les Ukrainiens de se souvenir aussi de la violence de la soviétisation de leur pays dans les années 1920 et au-delà, et de commémorer la résistance à l’occupation soviétique de 1944 aux années 1950. Quelle serait alors l’ampleur de la « dénazification » à laquelle Poutine souhaiterait procéder en Ukraine ? Changement de gouvernement, changement de régime, assurément, mais aussi des purges et une répression politique : jusqu’où ?

Quels territoires enfin sont supposés être libérés dans cette guerre ? Le terme de « libération », troisième but de guerre proclamé par Poutine, est une allusion claire aux démocraties populaires qui furent libérées de l’occupant nazi. Quels territoires sont visés par Poutine ? Il a reconnu, le 21 février 2022, l’indépendance des républiques séparatistes pro-russes de Louhansk et Donetsk. L’ensemble du bassin minier du Donbass? Il a annexé la Crimée en 2014. Vise-t-il tout le sud de l’Ukraine jusqu’à Odessa ?  Ou jusqu’à la Transnistrie et la Moldavie ? Assiste-t-on à la mise en place d’une « Nouvelle Russie » qui pourrait laisser subsister un Etat croupion ukrainien autour de Lviv ? Lviv, une ville qui n’a fait jusqu’à présent l’objet d’aucun bombardement, où se sont réfugiées les ambassades étrangères quittant Kiev bombardée et assiégée, et qui n’a jamais fait partie de l’Empire russe ?

Odes. Odesa. Odessa. Trois noms, yiddish, ukrainien et russe, pour désigner une ville mythique, un port légendaire, une ville fondée par Catherine II de Russie pour ouvrir l’Empire russe sur la mer Noire, après la conquête de la région sur l’Empire ottoman. Un Français, le duc de Richelieu, nommé gouverneur de la ville en 1803, fut l’artisan du développement spectaculaire d’Odessa qui, en retour, lui érige une statue, tout en haut du célèbre escalier dominant le port. Odessa, un monde cosmopolite et exubérant d’écrivains, de poètes, de marins, de voleurs et de trafiquants, où se déroulèrent pourtant les pires pogroms perpétrés contre les juifs dans l’Empire russe. La révolution de 1905. La révolte du Cuirassé Potemkine. Les 192 marches de l’escalier filmées par Eisenstein. Odessa la Rouge. Odessa dont la communauté juive fut anéantie durant la Shoah par la puissance occupante d’alors, la Roumanie alliée de l’Allemagne nazie. Odessa, ville emblématique à plus d’un égard de la fragilité du patrimoine commun de l’humanité, d’un héritage universel, de la puissance des associations émotionnelles partagées, survivra-t-elle à l’impensable, sa destruction par la guerre de Poutine ?

À l’oreille

  • Dzidzio Molitva za Ukraïny (Prière pour l’Ukraine)
    L’hymne, composé et rédigé à la fin du 19e siècle en Galicie, est ici repris par Dzidzio, un groupe de pop contemporain très populaire en Ukraine aujourd’hui.
  • Olga Mieleszczuk et son Yiddish Tango bandGoodbye Odessa
    Une chanson yiddish sur Odessa, datant du début du 20e siècle, ici interprétée par une chanteuse israélo-polonaise originaire de Varsovie. Goodbye Odessa est restée une chanson populaire et célèbre (dont on trouvera notamment une reprise en russe dans un film soviétique de 1984)
  • Chanson du Dniepr. Une très célèbre chanson soviétique datant de la Seconde guerre mondiale
  • LiapisTrubetskoySoldats de la lumière
    Un des groupes de rock les plus populaires en Russie / Ukraine / Belarus au début du 21ème siècle. Le groupe biélorusse qui chantait en russe et biélorusse s’est séparé en 2015.
    Cette chanson, chantée par Liapis Trubetskoy lors d’un mythique concert qui s’est tenue sur la place Maïdan durant la révolution fin 2013, est un des hymnes de la révolution Maïdan

Pour aller plus loin

Masha Cerovic, Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944), Seuil, 2018



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