#118 – Le rendez-vous manqué des peuples
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 1 juin 2022
En plateau (ou presque)
- Pierre Blanc, chercheur au LAM (CNRS/Sciences Po Bordeaux) et rédacteur en chef de la revue Confluences Méditerranée, enseigne la géopolitique à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux.
- Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités en sciences politiques et président de l’Institut de recherches et d’études Méditerranée/Moyen Orient (iReMMO)
Ils publient ensemble Le rendez-vous manqué des peuples. De l’échec des révolutions populaires aux dérives populistes, aux Éditions Autrement.
Contexte
Depuis deux décennies, Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud partagent leur réflexion au long cours et leurs regards complémentaires. Ensemble, ils ont publié une dizaine de livres ou d’atlas, témoignant de l’ancrage de leurs recherches respectives sur le Moyen-Orient. Avec Le rendez-vous manqué des peuples, un essai sur l’échec des révolutions populaires et les dérives populistes, ils ouvrent cette fois l’angle d’observation au-delà de cette région afin d’analyser en profondeur l’émergence de deux phénomènes concomitants depuis les années 2000. Lesquels ?
Le premier de ces phénomènes concerne l’aspiration très forte à la dignité et à la démocratie observée depuis 2011 avec les printemps arabes notamment. Cette vague démocratique – qu’il serait en toute rigueur plus exact de qualifier de « mobilisation » plutôt que de « révolution » -, pour l’instant, a cédé la place à une reprise en main autoritaire. Elle reste cependant prégnante et les braises couvent. Pour l’instant, oui, il y a reflux, écrasement des aspirations populaires et le constat vaut pour le Moyen-Orient comme pour d’autres zones géographiques, en Biélorussie, à Hong Kong, etc.
Le second phénomène, concomitant du premier, s’observe quant à lui dans les démocraties établies de longue date et qui font face au risque de dé-consolidation, d’involution à la faveur de figures nationales populistes poussant les démocraties vers le bas, dressant la rue contre les institutions, contre les résultats des élections, dressant les peuples contre les élites, mais aussi contre la démocratie.
Y a –t-il un arrière-plan commun à ces deux phénomènes distincts, différents, relevant de conceptions très différentes des libertés et des aspirations des peuples ? Telle est l’interrogation de Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud. Le premier intérêt de leur démarche consiste à souligner (ou rappeler) que toute mobilisation populaire n’est pas nécessairement démocratique. D’où certainement l’immense difficulté de définir « le peuple ». Il n’est pas inutile non plus de se souvenir de La Boétie et de son Discours de la servitude volontaire.
Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud soulignent dans les deux cas l’expression d’une souffrance sociale dans des contextes différents, étant entendu que le constat de concomitance n’implique aucun lien de causalité entre les phénomènes. La souffrance des peuples est une réalité vécue, ressentie. Or, les peuples s’édifient aussi par une souffrance collective. Conjuguée à l’espoir, la souffrance devient un phénomène révolutionnaire mobilisateur qui se caractérise par un triple rejet : celui de la prédation politique, celui de la corruption et celui de l’impéritie économique et du chômage. Il faut prendre au sérieux l’aspiration à la dignité qui surgit de la faillite ou des échecs des pouvoirs en place. Une aspiration pour ainsi dire universelle et inscrite dans la Charte des Nations Unies. Partout face à la dignité bafouée des hommes et des femmes, le vent de la révolte se lève, il y a incandescence.
Quels sont les facteurs de la souffrance sociale dans les démocraties ? Elle s’origine dans le fait que les sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires. La souffrance qui en résulte s’exprime de plusieurs façons et témoigne d’une insécurité collective : la crainte du déclassement, la paupérisation des classes moyennes, la difficulté de vivre dans une société multiculturelle, l’insécurité sociale. Autant de facteurs contribuant au vote populiste nationaliste.
Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud nous invitent à analyser l’amont et l’aval de ces mouvements de contestation en étant particulièrement attentifs à l’aspiration à la dignité. Que nous enseigne les dix dernières années d’exercice du pouvoir par certains leaders populistes élus ? Comment s’opère la dérive politique ? Rarement d’un seul coup. Le franchissement du Rubicon se fait progressivement dans le temps. Par le haut, présidentialisation d’un régime, neutralisation de la Cour constitutionnelle, referendums, etc. Par le bas, contrôle de la société civile, des ONG pouvant aller jusqu’à leur interdiction en cas de non-soumission, mise sous contrôle de la vie sociale, mise au pas de l’université, etc. La démocratie américaine résiste mieux que la démocratie en Hongrie ou en Turquie face à sa remise en cause et sa brutalisation. Les régimes illibéraux versent dans le capitalisme de connivence.
Dans les régimes autoritaires, le printemps des peuples s’est caractérisé par une forte mobilisation populaire et l’absence de leadership : révolution citoyenne où la non structuration ou non émergence de dirigeants légitimes et légitimés offre une garantie contre la confiscation de la révolution dont souvent les peuples firent l’expérience malheureuse lors de révolutions partisanes. Toutefois, la question se pose de savoir si l’absence de structuration de la contestation civile a contribué ou non à l’échec, a facilité ou non la reprise en main autoritaire un peu partout. Nouveau paradoxe auquel sont désormais confrontés les peuples ? Nouvelle aporie du politique ? La révolution citoyenne (révolution de velours) est-elle condamnée à l’échec ? Le délitement du tissu social est-il en cause ? Comment surmonter les difficultés et les écueils des révolutions partisanes du passé et citoyennes du présent ? Comment notamment éviter le repli ou l’écueil identitaire sur lequel, dans ses séquences récentes, la révolution citoyenne a buté ? Comment échapper au piège de l’autoritarisme national de revanche ? Que se passe-t-il quand l’espoir meurt et que reste la souffrance ?
À l’oreille
- Louis Armstrong – Nobody knows
- Les Quilapayoun – Pueblo unido
- Félix Leclerc – Le petit bonheur
Pour aller plus loin
- Louis Blanc, Jean-Paul Chagnollaud, Le rendez-vous manqué des peuples. De l’échec des révolutions populaires aux dérives populistes, éditions Autrement, Flammarion, 2022
- Louis Blanc, Atlas du Moyen-Orient, Autrement 2019
- Louis Blanc, L’invention tragique du Moyen-Orient, Autrement, 2017
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