#55 – « Les étoiles ne tombent pas, elles vagabondent. »
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 1 février 2021
En plateau (virtuel):
Grand défenseur de la langue yiddish qu’il enseigne et traduit, Jean Spector reçut en décembre 2020 le Prix Révélation de Traduction, décerné par la Société des Gens de Lettres (SGDL). Sans lui et sa détermination, le public français et francophone serait resté dans l’ignorance de cette œuvre magistrale de Sholem Aleykhem, Étoiles vagabondes, restée inédite en France jusqu’en 2020.
Honneur au traducteur qui consacra dix ans de sa vie à la traduction de ce magnifique roman signé par l’un des plus grands noms de la littérature yiddish. Déjà épuisé, le roman reparait chez le même éditeur, Le Tripode, en format poche en mars 2021.
Contexte :
Grand maître de la littérature yiddish, figure tutélaire dont l’ombre plane sur les générations d’écrivains qui lui succédèrent, Sholem Aleykhem (1859-1909), nom de plume de Cholem Naoumovitch Rabinovitch, est l’un des écrivains les plus populaires de son temps. Il est de ceux qui firent accéder le yiddish au statut de langue littéraire, en l’extrayant du foyer familial. Cette langue germanique dérivée du haut allemand, et comportant une part de vocabulaire hébreu et slave, était la principale langue utilisée au cours du dernier millénaire par les Juifs ashkénazes, la langue du quotidien depuis le Moyen-Age, quand l’hébreu était réservé à la prière. Jusqu’à la destruction des Juifs d’Europe par les nazis, le yiddish était parlé par les deux tiers des Juifs au monde.
L’œuvre prolifique de Sholem Alekhem, né à Pereyaslav en Ukraine, le 2 mars 1859, est composée de romans, nouvelles et pièces de théâtre. Il fut même le premier à écrire en yiddish des contes pour enfants. Jean Spector précise qu’ Etoiles vagabondes parut tout d’abord sous forme de feuilleton dans deux journaux yiddish de Varsovie. D’où la construction de ce roman picaresque en 161 chapitres relativement courts et se terminant sur un suspense destiné à tenir en haleine le lecteur jusqu’à la parution du prochain numéro.
Le roman raconte l’irruption d’une troupe de théâtre itinérante dans un paisible shtetl (une petite ville juive) de Bessarabie. C’est l’enchantement pour les gens de Holenechti qui découvrent émerveillés le théâtre profane. Ce dernier suscitera d’ailleurs la vocation de deux adolescents, celle de Leybl, 13 ans, le fils de l’homme le plus riche de Holenechti et celle de Reyzl, 14 ans, la fille du chantre, un homme très pauvre. Les deux jeunes gens s’enfuient de chez eux, pour entamer un périple qui les conduira de la Bessarabie en Roumanie, de Bucarest à Budapest et Vienne, et de Londres à New-York, depuis le lieu de naissance du théâtre yiddish jusqu’à ses centres de rayonnement les plus importants. Leybl deviendra Léo Rafalesco, l’étoile montante de la scène yiddish, et Reyzl, changeant aussi de nom, deviendra la cantatrice Rosa Spivak. Si la carrière internationale qu’ils accomplissent et le succès qu’ils rencontrent chacun de leur côté souligne l’attractivité du monde moderne qui émancipe l’individu, l’éloignement de leur ville natale annonce aussi le déclin et la fin d’un mode de vie traditionnel.
Quel aurait été leur destin s’ils n’avaient pas quitté le shtetl ? Reviendront-ils un jour à Holenechti et dans quel état d’esprit ? Perd-on son âme en aspirant à l’universel ? Pour quel public joue-t-on, chante-t-on ? et quel répertoire ?
Étoiles vagabondes est un roman foisonnant, burlesque, rocambolesque, plein d’intrigues et de rebondissements, ne s’interdisant aucune fantaisie ou pitrerie, décrivant la vie des communautés juives d’Europe centrale et orientale à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Un roman de formation et d’apprentissage. Un roman d’initiation où s’enchaînent à un rythme effréné des scènes relatives à la vie interlope des artistes, l’émulation et la féroce concurrence entre troupes de théâtre et têtes d’affiches, les coups bas, les amitiés, les amours, les trahisons, les difficultés pour survivre, la solitude de l’artiste, ses rêves et ses désillusions. La verve comique de l’auteur, la prodigieuse virtuosité de son style entraînent le lecteur dans un tourbillon aussi époustouflant qu’irrésistible en le conviant à la fête spectaculaire du langage, des mots et de la langue, de la création littéraire, de la truculence, du triomphe de l’imagination, de l’improvisation, avec humour et amour des gens de condition modeste. La force invincible du langage comme métaphore du concept de vie.
Sholem Alekhem, réfugié aux États-Unis en 1906, après avoir échappé aux pogroms de 1905, est un témoin privilégié de son temps : l’irruption de la modernité, avec son projet politique, les pogroms qui n’ont pas cessé pour autant, et les débats inquiets et tragiques traversant le monde juif essayant de faire face aux mutations ou bouleversements en cours, et hésitant entre assimilation, sionisme ou bundisme. Les juifs d’Europe étaient européens et se sentaient comme tels, alors que chaque Etat du continent se repliait à l’intérieur de ses frontières, État-nation moderne, autour de ses nationaux, dans le rejet et l’exclusion des autres. Recrudescence des pogroms, affaire Dreyfus, signalent la montée des nationalismes et de l’antisémitisme.
À l’oreille :
- Theodor Bikel – Reyzl
- Mordechai Gebirtig – Avreml der Marvicker (écrit et composé par le poète Mordechai Gebirtig, né en 1877 à Cracovie – tué par les nazis en 1942 dans le ghetto de Cracovie)
- Mordechai Gebirtig – Kinderjohren, chanson pour enfant
Pour aller plus loin :
- Sholem Aleykhem, Étoiles vagabondes, Le Tripode, 2020, réédition en format poche, mars 2021. Traduit du yiddish par Jean Spector. Préface de Yitskhok Niborski.
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