#40 – Sahel : vers l’embrasement généralisé ?
proposée par Isabelle Kortian
Diffusée le 27 juillet 2020
En plateau :
Elie TENENBAUM, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste des relations internationales et de sécurité internationale. Il travaille en particulier sur la guerre irrégulière, sur la problématique des interventions militaires et des opérations extérieures. Il est l’auteur de Partisans et centurions, une histoire de la guerre irrégulière au XXème siècle (Perrin).
Qu’est-ce que le Sahel ?
Le Sahel (de l’arabe سَاحل sâhil qui veut dire rivage ou côte), désigne une bande de l’Afrique marquant la transition, à la fois floristique et climatique, entre le domaine saharien au nord et les savanes du domaine soudanien, où les pluies sont substantielles, au sud. D’ouest en est, il s’étend de l’Atlantique à la mer Rouge. Dans sa définition la plus extensive, le Sahel comprend tous les territoires bordant le Sahara: il y a donc un Sahel septentrional et un Sahel méridional. C’est ce dernier qui est cependant désigné quand on ne lui ajoute pas de qualificatif.
Contexte :
Dans cette région de l’Afrique de l’Ouest qui fut le théâtre de la plus grave crise alimentaire au monde, l’insécurité alimentaire persiste, aggravée récemment par la pandémie liée au Covid-19 (surnommé « le virus de la faim »), la fermeture des frontières et des marchés, celle des principaux lieux de fréquentation ainsi que la limitation des déplacements ayant accentué les difficultés d’accès à l’alimentation pour les populations, mais aussi au fourrage et à l’eau pour les cheptels des éleveurs. L’accélération du réchauffement climatique (1,5 fois plus rapide que la moyenne mondiale) contribue à la dégradation de la situation et renforce la menace de famine en raison de la désertification. A cela s’ajoute des problèmes de gouvernance et de corruption non résolus touchant les états locaux fragilisés par les violences djihadistes et les violences intercommunautaires en pleine recrudescence et gravement préoccupantes.
S’agissant des menaces pesant sur la sécurité et la paix dans les pays de la région, elles sont multiples et variées et peuvent s’expliquer par des causes anciennes et d’autres plus récentes, d’où l’importance de connaître l’histoire de la région, souligne Elie Tenebaum, et de rappeler les étapes de la colonisation et de la décolonisation, l’ensemble des colonies françaises de l’Afrique noire française (AOF et AEF) accédant pacifiquement à l’indépendance en 1960. Le processus de construction de l’État s’est fréquemment accompagné en interne d’une forme d’indifférence et de méfiance des élites des régions méridionales pour les régions septentrionales, auxquelles on attribuait, notamment aux populations Touaregs, des velléités indépendantistes ou du moins d’autonomie. La seule gestion sécuritaire des problèmes, au détriment d’une approche de développement économique et social qui semblait réservée aux régions méridionales, a provoqué plusieurs révoltes et insurrections armées au Mali (en 1962, 1990, 1994 et 2006) et au Niger (dans les années 1980, puis de nouveau à partir de 2007). Au Mali, la répression violente a conduit à l’exode d’une partie de la population dans la Lybie de Mouammar Kadhafi qui les accueille et enrôle nombre de rebelles dans sa Légion islamique. Lors de la chute de ce dernier, la guerre civile qui s’ensuivit provoqua le retour dans plusieurs pays du Sahel, en particulier au Niger mais également au Mali, de supplétifs de l’armée libyenne et d’armes en grandes quantités, ce qui n’a fait qu’augmenter l’insécurité d’une région poreuse que des événements extérieurs contribuent également à déstabiliser. Ce fut déjà le cas lors de l’apparition d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), un avatar du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), impliqué dans la sanglante guerre civile que connut l’Algérie de 1991 à 2005 et qui, sous la pression des militaires algériens, reflua vers le sud, dans la bande sahélienne. L’irruption d’Aqmi dans la région s’est manifestée par des heurts avec les forces armées nationales et des enlèvements de ressortissants européens, ce qui mit fin à l’économie du tourisme dans la région. Jusqu’à l’intervention militaire franco-tchadienne de janvier 2013, cette organisation a joué une part importante dans la prise de contrôle de tout le nord du Mali par divers groupes insurgés durant l’année 2012, tel le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et Ansar ed-Din, qui mettent en avant leur appartenance touareg, ainsi que le Mouvement pour l’unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), dont l’un des responsables, Adnan Abou Walid Sahraoui, ancien membre du Front Polisario, prête allégeance à l’EI (Etat islamique) en 2015 et fonde en 2016 l’EIGS (l’État islamique dans le grand Sahara). La faible présence de l’État dans ses régions septentrionales a facilité le contrôle, par ces groupes armés, des populations en y exerçant certaines fonctions comme rendre la justice. Ils pouvaient y assurer aussi la sécurité de convois illicites, tels que le transport de la cocaïne d’origine latino-américaine à destination de l’Europe et transitant par certains pays du Sahel.
Si la montée de l’insécurité au Sahel a provoqué de la part de la France, de l’Union européenne et de la communauté internationale une prise de conscience de la nécessité de développer et sécuriser ces régions septentrionales, l’absence de conditionnalité des aides n’a pas produit les résultats escomptés. Il y a 7 ans, l’armée française avait été accueillie au Mali avec des fleurs pour avoir délogé les djihadistes ayant accaparé le nord du pays. Ces derniers ont depuis regagné du terrain au nord et au centre et ils restent en capacité d’infliger des défaites. La mort d’Abdemalek Droukdel, chef de l’Aqmi, tué par l’armée française, le 3 juin dernier, n’a pas mis fin à l’extension des zones djihadistes dans la région. Iyad Ag Ghali, originaire de Kidal, membre de la tribu touareg des Ifoghas, ancien bassiste du groupe de blues touareg Tinariwen, formé ensuite aux armes en Lybie, ex-fondateur d’Ansar ed-Din, aujourd’hui à la tête du GSIM (Groupe pour le Soutien de l’Islam et des Musulmans) est désormais le représentant au Sahel d’Aman Zawahiri, chef d’Al-Qaïda.
Comment éviter dès lors le piège d’une guerre sans fin qui serait tendu à la France et à l’Europe ? Comment sortir de l’impasse stratégique ?
Au Mali, la contestation de la rue a démarré le 5 juin 2020 et les manifestants demandent désormais la démission du président Ibrahim Boubakar Keita (IBK) qui a organisé des élections législatives controversées en pleine pandémie (les 19 mars et 29 avril 2020), n’a pas tenu les promesses de réformes de gouvernance ni redonné au pays sa fierté, fut incapable de faire la paix, de construire une armée et un système sécuritaire efficaces et d’offrir des perspectives économiques et sociales à la population. Cette dernière est aussi excédée par l’absence de sanction des exactions et assassinats extra-judiciaires commis par les militaires ou les milices progouvernementales (ayant pour notable conséquence de faciliter le recrutement de nouveaux djihadistes, et notamment des adolescents), qui ne font qu’accroitre les exactions des islamistes en alimentant la spirale infernale.
L’imam Mahmoud Dicko, ce leader religieux très conservateur qui fédère les opposants maliens regroupés dans le M5-RFP (Mouvement du 5 juin et Rassemblement des forces patriotiques), qui est capable de mobiliser contre la corruption du régime et son échec sécuritaire, qui a désormais minoré ses critiques vis-à-vis de la France, représente-t-il une possible sortie de crise au Mali ? Quel impact sur la stabilité du Sahel ?
À l’oreille :
- Tinariven – Nànnuflày
Tinariven est un groupe de blues touareg - Rokia Traore – Laidu
Rokia Traore est une chanteuse malienne
Pour aller plus loin :
- Elie Tenenbaum, Partisans et centurions, une histoire de la guerre irrégulière au XXème siècle, 2018, éditions Perrin. Préface de Gérard Chaliand.
Ce livre, qui reçut le Prix Emile Perreau-Saussine et le Prix Mondes en paix, mondes en guerre, est dédié par l’auteur à la mémoire de son grand-père, Henri Jablon, dit « Claude », Franc-Tireur et partisan de la M.O.I.
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