À l'antenne
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#71 – Dans la peau d’un passeur

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 24 mai 2021


#71 – Dans la peau d’un passeur
Le monde en questions

 
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Stéphanie Coste signe un premier roman époustouflant sur la question migratoire, intitulé Le Passeur (Gallimard) et pour lequel elle a reçu le prix de la Closerie des Lilas, en mars 2021.

Contexte

Quand la littérature s’empare avec succès d’un sujet d’actualité internationale, comme la question migratoire, elle témoigne de son pouvoir, de sa puissance difficilement égalable à sensibiliser en profondeur le public d’ordinaire indifférent ou blasé par la répétition d’épisodes dramatiques. Autant d’instantanés de vies humaines anéanties, s’effaçant aussi vite de nos esprits qu’elles ont émergé, ne laissant pas le temps de s’imprimer durablement en nous. Le Passeur de Stéphanie Coste est un de ces romans percutants et saisissants qui vous ne vous lâchent pas. Un roman dur mais beau, attestant plus que jamais du rôle vital de la littérature.

Écrit à la première personne du singulier, dans un style concis et taillé à la serpe, le roman est une immersion dans la tête et la peau d’un des plus gros passeurs de la côte libyenne. Seyoum fait de l’espoir qu’ont les migrants, rescapés de la très périlleuse traversée du Sahara, de gagner Lampedusa (en Italie) son fonds de commerce. Il achète épaves et vieux rafiots qu’il remplit sans aucun égard pour les normes de sécurité. Le naufrage n’est pas son problème. Il confie le pilotage de l’embarcation de fortune à l’un des migrants à bord, chargé de mener à bon port les passagers clandestins à l’aide d’un GPS (un luxe !) et d’une seule indication : « c’est tout droit ».

Voilà dix ans qu’il fait ce job juteux. Sans état d’âmes, il l’organise et fait face à tous les imprévus. Endurci, rude, volontiers cynique et sadique, il ne se prend pas pour un saint, et n’a guère d’illusions sur lui, ni rien ni personne. Il dégage quelque chose de monstrueusement froid qui peut faire douter de sa capacité à l’empathie. D’où la question et le suspense du roman : Seyoum est-il (encore) capable d’humanité ? Nous ne sommes pas dans une fable moralisante. Sans légitimer les activités lucratives d’un chef de gang, la question est bien entendu faussement simple, ou à double détente : qui, en vérité, fait preuve d’humanité dans la question migratoire ? Les États, de part et d’autre de la méditerranée, traitent-ils « les migrants » comme des « sujets » ou comme des « objets », quand ils s’accusent de chantage à l’immigration, quand ils les instrumentalisent dans une crise diplomatique ou bien afin de verser ou non, d’obtenir ou non des fonds européens ? La question, on le voit, ne se résume pas à savoir si un bourreau de passeur aura du cœur face à un couple de migrants en provenance de, et fuyant pour les mêmes raisons que lui, son pays d’origine. Car, dans cette histoire, tout le monde vient d’ailleurs, repoussé d’altérité en altérité, le gain d’un sursis étant l’eldorado permettant de survivre en exerçant à son tour, si besoin ou non, pouvoir et violence sur les autres.

Stéphanie Coste qui a vécu au Sénégal et à Djibouti jusqu’à l’âge de 17 ans, a beaucoup voyagé sur le continent africain. Installée désormais à Lisbonne après avoir vécu à Londres, elle a fait de sa propre expérience de l’exil une œuvre littéraire, capable de nous toucher et ébranler face à la question migratoire. Elle nous extirpe du confort intellectuel de l’entre-soi européen pour faire retentir dans la souffrance des exilés africains les propos d’Ernest Hemingway : « Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l’innocence ».

Seyoum, le plus gros passeur de la côte libyenne, au cerveau détruit par le khat et l’alcool, est une provocation, une invitation intempestive à filer la métaphore. La littérature est une « mule » qui ne se soucie pas des frontières ! Extraordinaire passeuse d’humanité et d’universalité, elle n’a pas sa pareille pour dire et redire notre appartenance commune au genre humain. Pour redonner un visage et une voix à des êtres humains présentés comme des hordes migratoires et des menaces. Pour prévenir leur déshumanisation et leur réduction à une altérité qui serait incapable de réfléchir notre propre image. Pour rappeler avec toute la force d’un interdit qu’en tout temps, en tout lieu, il n’est pas possible, il n’est pas tolérable qu’une partie de l’humanité décide de se désintéresser d’une autre, de la rejeter, de l’accuser de tous les maux, au point de ne plus voir en l’autre son prochain, de s’en débarrasser.

Le naufrage des consciences n’est pas localisable sur un point précis du globe. Il nous concerne collectivement. Difficile de s’en dédouaner !

À l’oreille

  • Cat StevensWhere do the Children play
  • Johnny CashLove s been good to me
  • William SchellerJe veux être un homme heureux

Pour aller plus loin

  • Stéphanie Coste, Le Passeur, Gallimard, 2020. Prix Closerie des Lilas 2021

ET

  • Hakan GündayEncore, Galaade, 2015, puis Poche. Prix Médicis étranger 2015


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