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#130 – Un printemps sans le peuple : retour sur la révolution du Jasmin

proposée par Isabelle Kortian

Diffusée le 12 octobre 2022


#130 – Un printemps sans le peuple : retour sur la révolution du Jasmin
Le monde en questions

 
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En plateau

Saber Mansouri, docteur en histoire, essayiste et romancier, publie Un printemps sans le peuple. Une histoire arabe usurpée, janvier 2011- novembre 1911, aux éditions Passés/Composés.

Contexte

Saber Mansouri fait partie de ces penseurs n’écrivant pas sous la pression et le poids de l’actualité, dans l’urgence. Dix années de recul lui furent nécessaires pour rédiger avec patience et publier aujourd’hui un essai sur la révolution dite du Jasmin, qui chasse en plein hiver Ben Ali du pouvoir, en 2011. La distance nécessaire pour faire surgir quelques questions cruciales. Peut-on par exemple considérer l’an 2011 comme un moment historique marquant une rupture par rapport aux anciennes pratiques du pouvoir en Tunisie ? Reprenant deux concepts chers au philosophe Cornélius Castoriadis, celui d’auto-institution et celui d’auto-transformation propre à toute révolution et moment révolutionnaire, Saber Mansouri interroge la décennie tunisienne cruciale (2011-2021) : peut-on parler de l’instauration d’un nouvel art de gouverner le peuple, de l’émergence d’une pensée politique affranchissant les siens du despotisme et de l’injustice, rendant ainsi possible la construction d’une cité commune, d’une république estimant ses citoyens, d’une démocratie avec le peuple ?

Mais, comment dresser un premier bilan d’une décennie sans se demander encore si les Tunisiens avaient pensé, préparé cette révolution avec et dans leurs mots ? Ont-ils reconquis leur propre langage pour nommer ce qui leur arrive, ce qui leur est arrivé, avec leurs propres mots, issus de leur histoire et expériences ? Les mots qu’ils emploient, les mots de la langue arabe, sont-ils les leurs ou de simples traductions d’un champ lexical occidental, importé, plaqué sur un réel qu’ils sont censés rendre intelligible, mais qu’ils n’éclairent pas, parce qu’ils sont révélateurs d’une absence d’autonomie de la pensée. Penser par soi, n’est-ce pas ce travail de la pensée sur les mots et dans les mots, processus de digestion, maturation, nécessaire à toute émancipation et libération, condition de possibilité d’une véritable révolution, célébrée comme un moment de génie du peuple s’auto-instituant et s’auto-transformant ? Est-ce que les Arabes ont nommé dans leur propre langue leur propre révolution, ce grand moment de fête politique du XXIème siècle ?

Peut-on par ailleurs penser le présent et faire de l’histoire sans faire de la géographie, sans lire les cartes ? Le 14 janvier 2011, Ben Ali fuit en Arabie saoudite. Le 20 octobre 2011, le chef de l’État lybien, Mouammar Kadhafi qui gouverna d’une main de fer son pays pendant 42 ans, est capturé et tué, au terme d’une chasse à l’homme et de bombardements de l’Otan. Quel impact cet événement et la guerre civile qui s’ensuit jusqu’à nos jours en Lybie, a eu sur la décennie tunisienne ? Les liens entre les deux pays étaient en effet très fort, la Lybie jouant durant des décennies le rôle d’un poumon économique en accueillant les travailleurs tunisiens.

Aux bombardements de l’Otan en 2011 dans la région de Syrte fait aussi écho le bombardement d’Aïn Zara, dans la région de tripoli, ordonné par le lieutenant Giulio Gavotti, le 1ER novembre 1911. Car, pour Saber Mansouri, grand lecteur de Thucydide, l’histoire est un pont, et celui qu’il traverse relie ces deux dates, 1911 et 2021 (ou 2021 à 1911), à un siècle de distance pour former ce qu’il appelle son siècle arabe. L’histoire est un tapis que l’historien déroule et déplie. De même qu’il n’est pas possible de comprendre la révolution du Jasmin, sans la mettre en perspective avec sa célébration dix ans plus tard, il n’est pas possible de comprendre la frappe aérienne d’une oasis en 1911 sans remonter au choc colonial et aux disputes entre la France, l’Italie, Malte et la Grande-Bretagne. Impossible également de comprendre le protectorat tunisien sans le mettre en relation avec la colonie de peuplement qu’était l’Algérie. Impossible encore de questionner la décolonisation sans s’interroger sur la multiplication des appareils sécuritaires, et leur mainmise sur les leviers économiques, des pays ayant accédé à l’indépendance, dans les années 1960.

Ce temps long de l’histoire et les mises en perspective qu’il permet, sont de nature à éclairer le présent. Le rôle de l’intellectuel est précisément de mettre en évidence le fil rouge tissé dans la toile, de désigner des événements phares, non pas pour dire que l’histoire se répète, mais se renouvelle, avance, en révélant ceux qu’elle a exclus, et qui reviennent alors au premier plan. A travers la figure de Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant de Sidi Bouzid se donnant la mort, le 17 décembre 2010, parce qu’on l’avait empêché d’exercer son métier, c’est le peuple, tous ceux et celles qui furent marginalisés, les invisibles, les sans-voix, ceux et celles qui ne disposent d’aucune représentation politique, ni d’aucun pouvoir, ni pouvoir d’achat ni pouvoir des mots, qui reviennent au premier plan.

Parler au nom du peuple ne suffit pas. On ne gouverne pas sans aimer et respecter le peuple. Hier comme aujourd’hui, « l’injustice ruine la cité » pour reprendre le constat que faisait déjà en son temps Ibn Khaldun. Le fait que les jeunes Tunisiens aujourd’hui souhaitent quitter leur pays, parce qu’ils ne voient pas d’avenir possible pour eux sur place, est un assez bon indicateur, parmi d’autres, de ceux et celles qui, une décennie après la révolution du Jasmin, ont de nouveau été exclus, marginalisés, par une révolution qui n’en est pas vraiment une, parce qu’elle n’estime pas les siens et manque de considération à leur égard. C’est un printemps sans le peuple.

À l’oreille

Pour aller plus loin

  • Saber Mansouri, Un printemps sans le peuple. Un révolution arabe usurpée. Janvier 2011- Novembre 1911, Passés composés, 2022
  • Saber Mansouri, La France est à refaire. Histoire d’une renaissance qui vient, Passés composés, 2020
  • Saber Mansouri, Sept morts et un poète audacieux, roman, Elyzad, 2020
  • Saber Mansouri, Une femme sans écriture, roman, Seuil, 2017
  • Saber Mansouri, Athènes vue par ses métèques, Ve-IVe siècle av. J. C., Tallandier, 2011
  • Saber Mansouri, Tu deviendras un Français accompli. Oracle, Tallandier, 2011
  • Saber Mansouri, L’Islam confisqué/ Manifeste pour un sujet libéré, Sindbad-Actes Sud, 2010
  • Saber Mansouri, La démocratie athénienne, une historie d’oisifs ? Travail et participation politique au IVe siècle av. J. C., André Versailles éditeur, 2010
  • Saber Mansouri, Je suis né huit fois, roman, Seuil, 2013


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